15 janvier 2007

Regarde... C'est un peu d'Amérique...


Chivay, Péru
Le jour vacille dans le canyon comme une feuille à l’automne agonise, oubliée ; il fraye dans les rainures noires des volcans sacrés ; il va faire froid cette nuit.
C’est la fête. Un village en fête comme partout ailleurs où il fait chaud en ce moment. Le noir piquant habille peu à peu leur ciel de couleurs et déjà cette vieille dame sur le banc n’a plus que son chapeau blanc pour dire qu’elle est là. De loin, on dirait un ciel ivre de joie et de mélancolie. Tout à l’heure, les enfants tapaient dans un ballon rond devant la fontaine aux arrêts, sourds aux bruits parasites. Maintenant, les enfants ont disparu comme le jour, sans qu’on y prête vraiment attention. Ils doivent regarder le spectacle depuis un coin de place, cachés dans cette nuit froide qui s’installe, chez elle. Une rue gronde plus que les autres, tout au fond de notre regard amusé. Ils sont des centaines à lui marcher dessus et elle tangue, la rue, elle zigzague, elle titube là-bas, et se reprend devant la petite maison bleue, à droite, ici. Ils ont l’air saouls, une mer d’hésitations. Les yeux fuient dans un ailleurs veiné de pourpre, l’obscurité victorieuse dissimule les corps qui s’écartèlent en mouvements esquissés de shamans. La rue bouge et se tort devant nous, au centre du remou. Je suis le dernier à les avoir vu. « Ça te rattrape, bordel » me glisse C., un ami. Ils étaient à gauche, face à la petite maison bleue, étouffés par ce flot de bras fous et de têtes béates. Trois, une équipe au rabais. Face à face. Ils ont dû sentir que leurs vêtements de lumières grises, surréalistes ici, ne nous étaient pas inconnus. Pas un mot pour traverser la rue, seulement cette rencontre à pas chassés, dans cette houle humaine. Trois bouilles rondes et mates, deux toreros au fond d’un pays trop loin. Deux rêves inachevés dans un diaphragme, intouchables certainement, et les autres qui dansent, saouls.
Des regards sans les mots…

Santiago, Chile
Ils lui ont bâti un miroir gigantesque. Sous la chape grise qui annonce les pleurs de ce Sud du Sud, la vierge au visage d’enfant, une rose à la main, s’observe dans le puzzle de verre, au-dessus de la plaza de Armas. La voie piétonne qui mène à elle, le Paseo Ahumada, donne de Santiago une image de partout comme ailleurs. La rue bave de commerces déjà vus, dans d’autres capitales, sous d’autres « tristes tropiques ». Les Chiliens passent, glissent, s’évanouissent entre les lettres trop lumineuses de la consommation de masse. Au carrefour du Paseo et de la calle Monjitas, le bitume devient lit pour un cul-de-jatte posé là. Plus de cannes, deux bras évidemment trop longs, le tout collé sur des draps lisses de goudron sale, il ne voit que le sol et ces milliers de pompes qui lui susurrent, odieuses, ce qu’il n’est plus. La plaza de Armas. Pas belle, pas laide, au cœur, des palmiers mal fagotés la rendent limite exotique. Sous les reflets éclatés de la dame à la rose, un monde lève le point. Sur un estrade des plus sobres, chacun y va de son discours, décibels au taquet, un sismographe énervé dans la gorge.


Il y a 33 ans, le temps d’un Christ, la dépouille souillée du chanteur Victor Jara était retrouvée aux abords du cimetière métropolitain de Santiago del Chile. Artiste engagé, proche du Président Salvador Allende, Victor Jara devint une cible de premier choix quand une nuit d’effroi poinçonna l’âme chilienne. C’est le 11 septembre 1973 que débutèrent les réjouissances du coup d’état d’Augusto Pinochet, un moustachu capé de sombre. Convié à la grande sauterie sise à « l’Estadio nacional » pour raison de place et vraisemblablement parce que les stades et les vélodromes ont la faveur de tous les enfoirés du globe quand ils veulent péter plus haut que leur derrière et bien le faire sentir, Victor, qui ne goûtait que très peu ce genre de mondanités, eut les honneurs des attentions du lieutenant-colonel Mario Manriquez Bravo, peut-être moustachu, et fut même un des clous de la « bringue des vestiaires ». Guitariste, l’on fit de ses mains de vulgaires confettis que même le vent refusa d’emporter. C’était pourtant jour de fête ! C’est fou ce qu’un militaire arrive à faire avec la crosse d’un fusil reluisant. Le 15 septembre 1973 - était-ce l’aube, le crépuscule ? -, les canons se retournèrent, lui dos au mur, on imagine, et remplirent sa chair de souffrance de trente-quatre petits trous (pas un de moins), trente-quatre gouffres où se perdait le Chili pour de longues années. Eux, donc, lèvent le point et leur regard caresse ce « Cerro Huelen », cette colline qui veut dire « tristesse » en langue Mapuche. Les autres, beaucoup plus nombreux sur cette plaza de Armas, fuient en silence le long des pierres rêches de la cathédrale trop lourde - on dirait des serpents aveugles et amnésiques. Eux chantent, au futur évidemment, « El pueblo unido jamás sera vencido », Victor sourit à pleines dents sur une grande banderole noire et ces milliers s’échappent, le besoin d’oublier bras dessus bras dessous de la honte, 34 trous de mémoire accélèrent les pas et ferment les regards. Au-dessus de tout ça, de nous, la vierge, une rose à la main, fait du gringue droit dans les yeux au señor Valvidia, fondateur de la colonie espagnole qui allait devenir le Chili. Il trône sur son canasson, sûr de lui comme le capé sombre sur les photos, et contemple depuis des lustres les traits doux du puzzle, lui qui termina en carpaccio lors d’une bataille aujourd’hui sans mémoire
Des regards et des mots…

De Bogota (Colombia) à Madrid (España)
Et lui s'en va. Il l'a annoncé, 2007 sera l'année de sa despedida. Ce petit corps arrondi par les ans qui passent quitte à pas lents les lieux immenses de son triomphe. Las Ventas, dans son murmure éternel, dira tout bas longtemps son nom, comme Antoñete, Joselito, comme José Tomás. Madrid pleurera certainement quand César prendra sa distance, ce qu'il fit sans cesse face aux toros. C'est surtout cela que la mémoire collective de l'afición inscrira en lettres de jade dans les recoins des souvenirs, la distance, la jambe qui avance, l'engagement... Les classiques sont éternels comme des diamants ciselés au plus pur. Enfant de Colombie, César Rincón est aujourd'hui de partout et d'ici, au-dessus, bien au-delà de cet ethnocentrisme sous-jacent des Ibères modernes… et passés.
Cependant, il reste de là-bas. C'est dans les yeux tout ça.
En exil sur les allées de la gloire, derrière un burladero, le menton calé dans le bois rouge, il attend le toro d'une seconde à l'autre. Le visage se tend et le regard se plisse, comme quand il sourit, il devient une fine ligne noire. Deux amandes, un fil noir et des toros partout. Comme les toreros de Chivay, il doit voir tous ses rêves en cinémascope, ça doit aider à ouvrir le chemin d'une vie. De Bogota à Las Ventas del Espíritu Santo, comme au cinéma, une vie bien réelle, entre le possible et l'achevé.
Et il s'en va… Faut bien une fin, comme au cinéma...

Merci à Y.O. pour la photographie de César Rincón.