12 février 2008

Le Taureau de Lysenko


Je n'ose imaginer le tumulte causé par la révolution russe, l'expansion soviétique et les guerres civiles au coeur de l'Asie Centrale à la fin des années 1910. Les changements brutaux ne constituaient pas franchement des nouveautés dans cette région : quelques décennies plus tôt, les royaumes (khanats) locaux dirigés pour certains par de grands mamamouchis enturbannés de soie, arborant des barbes aussi formidables que leurs bedaines et se distinguant par une cruauté toute antique, avaient été intégrés au Turkestan russe par les soldats du Tsar.
Vladimir Lysenko est un illustre inconnu qui a peint ce taureau quelque part vers Tashkent autour de 1920. On ne sait pas grand-chose de lui : il fut comme tous les peintres de l'époque arrêté dans les années 1930 par la démence stalinienne au prétexte de la non-conformité de son art avec les principes communistes et finit par être réhabilité en 1953. Je crois qu'il fut ensuite interné dans les années 1950 et disparut sans que la date de sa mort ne soit connue. Tashkent avait dans les années 1920 des ambitions de ville "à l'européenne" et s'y côtoyaient la rusticité de l'Asie Centrale avec le développement d'une ville moderne, puis les larges avenues soviétiques à l'ombre des minarets et des coupoles des médersas. Les milieux artistiques avaient, semble-t-il, eu vent des nouvelles tendances picturales européennes.

Ce taureau est conservé au musée Savitsky de Nukus à 2 heures de route de Moynak, ancien port de la mer d'Aral, où l'on peut contempler (déplorer...) des carcasses de bateaux de pêche en train de rouiller dans le désert. La république autonome du Karakalpakstan qui abrite ces quelques lieux infiniment perdus fait partie de l'Ouzbékistan et c'est l'un des endroits les plus déprimants et tristes que j'ai visités au cours de ma vie. La disparition de la mer a rendu le climat encore plus continental, le vent charrie le sel et véhicule l'aridité, les usines partent en friches et les habitants au Kazakhstan, les maladies font des ravages et le spectacle de la ville de Nukus illustre parfaitement ces maux. Mais dans son musée miraculeux, des dizaines de toiles de l'avant-garde soviétique paressent devant de rares visiteurs.

Il me plaît d'imaginer à la vue de ce tableau la même inspiration taurine que sur les fresques du palais de Cnossos en Crète 3 500 ans plus tôt, la souple attitude d'un camarguais, le souffle du bicho face au premier burladero, la nuit face au soleil, le délice d'un détail de mauvais goût sur une toile de Klimt et toute la formidable énergie du désespoir.

Sur le musée de Nukus, lire le dossier de Télérama.fr.
Visiter également la page Web du musée.
Trouver le musée et quelques renseignements pratiques, c'est là.