08 avril 2008

A porta gayola


Il faut bien le reconnaître, nous sommes tous atteints d’une même névrose — certains à un stade plus avancé que d’autres — qui nous pousse à conserver dans la tête, dans des tiroirs, dans des classeurs, dans des boîtes, dans des bibliothèques, dans des ordinateurs ou dans je ne sais trop quoi d’autre tout ce qu’une tête, des tiroirs, des classeurs, des boîtes, des bibliothèques, des ordinateurs et je ne sais trop quoi d’autre peut renfermer. À savoir, dans le désordre, des programmes, des photos, des billets, des livres, des foulards et des éventails (?), des cartes postales, des revues, des toros en plastique et des autocollants, des disques, des suppléments de quotidiens locaux, des notes, des adresses, des coupures de journaux…

Le journal, c’est Libération. Un vieux Libé qui noircit les doigts dans la seconde où ceux-ci l’empoignent. L’auteur, c’est Jacques Durand. Jacques Durand en reportage à Séville pendant la Feria de Abril. Et le sujet, grave, porte un accent aigu* : Jesús Franco Cardeño, matador de toros. En mai 2000 dans Libération, on pouvait apprécier la belle plume de Jacques Durand, on pouvait admirer la belle gueule du Hernández Pla, on pouvait lire la belle et tragique histoire de Jesús embrassant un ange aux ailes déployées — Ángel à Las Ventas face à un Santa Coloma, et non Jesús à la Maestranza face à un Veragua.

C’est une histoire vieille de onze ans. C’était un mardi 8 avril, comme aujourd’hui, et cette conne de mort rôdait sous la pluie sur les berges du Guadalquivir. ‘Hocicón’, toro noir, très noir, de Prieto de la Cal, était son messager et, depuis que la terre est ronde, quand la conne envoie l’un des siens, on la trouve invariablement au bout du chemin. Mais la Maestranza n’est pas ronde et ‘Hocicón’ n’en savait rien.
Le siècle présent commence à peine en ce jour d’avril lorsque Jacques Durand, écrivain et envoyé spécial de Libération, s’engouffre dans la Calle Santander et pousse une porte, celle d’un bar dont le propriétaire est Jesús Franco Cardeño. Le siècle précédent n’en finit plus de finir en ce jour d’avril lorsque Franco Cardeño, maçon et matador de toros trianero, saisit sa cape et s’avance en direction d’une porte, celle du toril d’où ‘Hocicón’ s’apprête à surgir…

‘Hocicón’ est passé de l’ombre à la lumière en se posant des questions, Franco Cardeño admis en urgence dans un hôpital sévillan où une cuadrilla d’exception l’y attend. Un ophtalmologue, un oto-rhino-laryngologiste, un neurochirurgien, un chirurgien maxillo-facial et un chirurgien plastique sont prêts à intervenir. Ce n’était manifestement pas beau à voir ; ce n’est pas forcément plaisant à lire, le communiqué médical disant à peu près ceci : « Blessure en scalp qui déchire le côté droit du visage, du menton jusqu’à la zone oculaire, laissant à découvert les muscles angulaires et canins, avec arrachement du conduit de Stenon et déchirure de la paupière inférieure. Rupture des artères angulaires et des artères musculaires. Perforation de la fosse nasale droite et probable fracture de la mâchoire. Il a été procédé à une anesthésie avec intubation. Une hémostase des vaisseaux artériels a été réalisée. »

‘Hocicón’ n’a pas tué Jesús et Franco Cardeño n’a pas tué ‘Hocicón’… mais il a eu sa tête…

* Que ce soit Jésus ou Jesús, il y a un accent aigu quelque part.

En plus À défaut d’avoir des images de l’extraordinaire cogida de Franco Cardeño, voici un tryptique de Juan Pelegrín sur celle, sans gravité, de Gómez Escorial (encore lui !) face à ‘Ortigoso I’ d’Escolar Gil.

Image Page « Tauromachie » de Libération du mercredi 17 mai 2000. ‘Azulejo’ d’Hernández Pla défiant du regard un autre stakhanoviste de la porta gayola : Ángel Gómez Escorial, à Madrid le 13 mai 2000 en ouverture de la San Isidro. On clique sur l’image et on lit le papier de Jacques Durand. Photo © Chema Tejada pour El Mundo.