08 juillet 2008

Voyage au bout de l'afición (II)


"FRANCISCO GALACHE DE HERNANDINOS"

— Ah ! Villavieja de Yeltes... Bien, qu’est-ce qu’il dit Castanet1 ? : « Suivre un chemin de terre face à la place avec lavoir. On passe alors entre les maisons puis, après 3 km... »
— Oh, non ! 3 km ?!? Vous allez voir, ça va encore être 3 km de pistes défoncées — une éternité, pensais-je tout bas à l’arrière de la 206.
— Là ! la place avec le lavoir. Donc, en face, on prend le chemin. Ça doit être celui-ci... Zou !
Cent mètres plus loin.
— Dites, Castanet, il parlait pas de maisons ? Vous les avez vues, vous, les maisons ?
— Euh, c’est vrai, elles sont où les maisons ? Tiens, un tracteur, on va demander...
Hola. La finca de Hernandinos... Galache.
En gros, il a répondu, avec un accent à couper au couteau, que ce n'était pas par là mais un peu plus haut.
— En face, en face, c’est pas franchement en face...
Qu’importe, on s’engageait sur la bonne voie, les trous étaient moins profonds et plus épars. Le paysage qui s’offrait à nous m’en rappelait un autre : le causse. Corrézien, du Quercy ou d’ailleurs, je ressentais en plein Campo Charro la même sensation extraordinaire et enivrante d’être "au-dessus de tout", la tête dans l’azur et les poumons gonflés d’air pur. À perte de vue, une espèce de lande verdoyante battue par les vents et parsemée de bosquets vous invite à la contemplation. Changement d’allure, arrêt, repos. Guère étonnant que des cigognes, au terme de leur migration, aient décidé de s’y poser pour construire leur nid. C’est certain, ici l’homme n’est pas le maître des lieux, et pourtant sa main les a façonnés — clôtures, portails, murs de pierres sèches pareils à des craquelures et, là-bas, à l’écart du monde, une grosse bâtisse escortée de ses dépendances.

En cette fin d’après-midi d’avril, nous comptions déjà quelques minutes de retard lorsque nous franchîmes le premier portail. Après l’avoir refermé, ce retard allait prendre une importance inquiétante. Deux pistes se présentaient à nous : celle de gauche était l’exact pendant de celle de droite mais cette dernière menait à une maison que nous distinguions modeste. Prenant nos désirs pour une réalité, cela ne pouvait être que le logis du mayoral. Manqué ! Les volets clos derrière les grilles annonçaient qu’elle était fermée, les herbes folles en ascension après les murs sans doute abandonnée — mal gardée, en tout cas, par une poignée de mansos massifs et goguenards ainsi que par quelques frêles cigognes blanches tout à fait indifférentes à notre désarroi. C’est sans grande conviction que l’un d’entre nous prit son mobile, y tapota un numéro, y lâcha quelques mots — coupure — puis un juron... Et toujours pas une seule tache noire alentour pour nous mettre la puce à l’oreille ! Contact, demi-tour, marche.
— Tiens, une voiture, on va demander...

Notre Peugeot, précédée de la Citroën du ganadero — la marque aux chevrons n’a aucune raison de plancher sur un 4x4, la C5 tient ce rôle à la perfection —, s’engouffra dans l’austère cour pavée de la finca. La poignée de main fut franche, le sourire radieux ; Paco Galache, l’allure bonhomme et décontractée, n’ayant de leçon à recevoir de personne pour vous mettre à l’aise — « Como queréis » répètera-t-il à l’envie tout au long de la visite. Il nous présenta au mayoral, un petit homme râblé aux traits grossiers affichant le teint hâlé de ceux qui travaillent dehors par tous les temps et les jambes arquées de ceux qui passent leur vie à cheval. Nous embarquons — le fiston du petit homme sagement installé au milieu —, quittons la cour, marquons une pause et attendons. Enfourchant sa superbe monture alezane, notre petit homme venait de se transformer en chef cosaque — je n’aurais pas été étonné de voir débouler une armée de cavaliers à sa suite ! Fier et majestueux, il régnait en maître, mieux même ! en médiateur sur deux troupeaux qui, un jour, se déclareront la guerre, une de ces guerres... N’en parlons pas, vous voulez bien ?

Le très officiel annuaire de la Unión de Criadores de Toros de Lidia (U.C.T.L.), à laquelle le fer appartient, indique succintement et fort diplomatiquement : « Urcola y Vega-Villar por separado ». Por separado, la jolie litote que voilà... « ¡ Son racistas ! », dixit Paco... Autrement dit, sur ces hautes terres isolées et paisibles — en apparence — du Campo Charro, les urcolas et les encinas auraient appliquer à leur condition de bêtes à cornes le régime politique le plus infâme que l’homme, cet animal pensant et sociable (sic), n’imaginât jamais : l’apartheid ! À gauche — ou à droite — les encinas, et à droite — ou à gauche — les urcolas. Encore une histoire de famille qui aurait mal tournée... Paco Galache en a hérité, suite au décès, en juin 2000, de son oncle Francisco Galache, frère de son père Salustiano Galache2. Grosso modo, les urcolas proviennent de la branche paternelle et les encinas de la branche maternelle... Les premiers ne sont ni plus ni moins que les ancêtres directs des toros du Conde de Vistahermosa (ligne du Barbier d’Utrera)3, via José Antonio Adalid (1890), Félix Urcola (1902), Curro Molina (1918) — en 1926, apport de sang Conde de la Corte —, Eduardo Pagés (1928) et, enfin, José María Galache (1930), père de Francisco Galache, lui-même oncle de notre hôte... En 1953, quelques années après la mort de José María Galache, trois lots furent composés, échouant à chacun des trois enfants : Eusebia, Salustiano et Francisco. Tout en conservant le patrimoine Urcola, ce dernier reçut de sa mère, Caridad Cobaleda Galache, des patasblancas (1969), sorte de minorité noire (et blanche) élevée séparément. Et Paco, fils de Salustiano, Salustiano, frère de Francisco, Francisco, mari de Caridad et fils de José María — quoi ? j’y suis pour rien, moi, faut suivre ! —, Paco donc, se révéla être, comme tout éleveur qui se respecte, intarissable et incollable sur ses toros. Que ceux-ci ne puissent pas se sentir, à la rigueur il voulait bien l’accepter — et puis, comment s’y opposer ? — mais qu’ils fussent goujats en présence d’invités, de cela il n’en était pas question. Il avait déjà assez de mal à les vendre comme ça ! Et, croyez-nous, il pouvait tirer une fière chandelle à son mayoral, expert, entre autres... en médiation animale.

En bon cosaque, notre petit homme ne mettait pied à terre qu’en cas d’extrême nécessité : porter secours à un homme blessé ou dégager un corps étranger du fer de sa monture, par exemple. Il fallait voir avec quelle souplesse il se dégagea de la selle afin de décrocher le loquet du portail du cercado de la discorde... Une fois à l’intérieur de l’enceinte de parpaings gris et nus — matériau aussi noble que la tôle ondulée —, la délicate mission du mayoral consistait à rapprocher les urcolas, récalcitrants dans l’âme, des encinas, pas franchement réputés pour leurs qualités de collaborateurs ! Et pendant qu’il houspillait les premiers — plutôt petits, le dos creusé et un gros ventre, profonds et des robes noires, rouges ou marron — dans un subtil jeu de rabattage fait d’allers et retours à la manière d’un border collie, les seconds — pas très grands, des extrémités courtes et fines, le tronc comme une barrique, bien armés et une garde-robe variée — manifestaient leur désapprobation de voir rappliquer "les autres" en faisant traîner de rauques mugissements — il y avait de l’électricité dans l’air ! La tension fut palpable tout le temps que nous restâmes au milieu d’eux ; outre les vocalises menaçantes des luceros, le contraste entre l’activité des urcolas — bien décidés à fuir coûte que coûte cette cohabitation forcée — et l’immobilité des patasblancas ne faisait que renforcer la promesse d’une pelea générale ! À la satisfaction — prudente — de leur ganadero, ils s’étaient à peu près bien tenus en enterrant — momentanément — la hache de guerre... À dire vrai, je ne sais plus trop comment le sujet des fundas (cf. De mantequilla par Laurent) s’invita dans la discussion mais, alors que ses pupilles lui donnaient de bonnes raisons d’arrondir leurs redoutables armures astifinas, Paco ne voulait pas, plus en entendre parler...

Après avoir quitté ces ours mal léchés, et toujours sous la direction de notre petit homme, cow-boy solitaire, le reste de la visite s’apparenta à une promenade ô combien bucolique parmi les vaches (ah, les vaches !), les erales, les chevaux et les cigognes haut perchées — snobant les lois de l’attraction terrestre — couvées du regard par le propriétaire du domaine. Le soleil couchant de printemps marié à un ciel comme lavé par l’orage et moucheté de nuages curieusement suspendus, donnaient à ce début de soirée un air mélancolique. Le campo a ses trois tiers : la casa, les bêtes et... Il y tenait et nous aussi, sans savoir exactement pourquoi.
Es una de las más antiguas del Campo Charro.
Paco, tu es bien sûr que ta placita de tienta n’est pas la plus vieille du coin ? Il a cru bon de rajouter "una de las" par pure coquetterie, non ? Construite en pierres, elle en est émouvante de rusticité, incroyable de beauté et... bourrée de charme avec son arbre ! Derrière, on y trouve des caisses de soins antédiluviennes, un entrelacs de couloirs bétonnés, des bouts de cornes fossilisées, des planches de bois ferrées, c’est-à-dire marquées de l’improbable fer Francisco Galache de Hernandinos — un F dans le G surmonté d’une croix avec des pieds et des languettes. Si un jour il en apparaît un autre identique, il ne pourra s’agir que d’un authentique plagiat !

L’heure de se quitter approchait... Quelque chose nous dit que notre départ ne pouvait être aussi évident que fut compliquée notre arrivée... Lui devant et nous derrière, le soleil déclinait lentement... tout comme notre 206 qui fut vite distancée par la puissante Citroën. À l’orée du village, celle-ci patientait : direction le bar, peut-être le dernier de Villavieja de Yeltes. À l’intérieur une télé, fixée du regard par des hommes et quelques dames pour qui la silhouette trapue et le sourire amical de Paco Galache sont familiers. Au comptoir, ballons de rouge et olives vertes. À l’écran, valse de jamones4 et défilé de cabestros. Tout le monde se marrait. C’était le bouquet presque final de la feria sévillane et je n’avais jamais caressé d’aussi près le visage bouffon de la corrida. Il était vraiment temps de partir. Déjà Miguel nous attendait... À Salamanque Paco s’en retournait... Buena gente...

1 Jean-Louis Castanet & Pascal Novion (Photographies), Tierra Brava, Publié à compte d’auteur, 2003.
2 À "Campocerrado" (Martín de Yeltes), seuls paissent des urcolas...
3 Bernard Carrère, Les Élevages de taureaux de combat, Origine et évolution, Éditions Jean Lacoste, 2001.
4 Séville, le 11 avril 2008. 3 toros de Juan Pedro Domecq et 3 de La Dehesilla (2° bis), José Luis Pereda (3° bis) et El Serrano (6° bis) pour Curro Díaz, El Cid et Miguel Ángel Perera. Le nom du dernier Juan Pedro ? Trágico...

En plus
Les deux galeries Francisco Galache de Hernandinos sur le site ;
La fiche de l’élevage sur Terre de toros.

Images © Camposyruedos
Au bord de l’eau... Paco Galache par El Batacazo La placita de tienta et son arbre.