09 octobre 2008

Antonio Gamoneda


Dans un récent post annonçant la manifestation littéraire girondine et aquitaine Lettres du monde / Les Espagnoles (du 9 au 23 octobre), Ludo y regrettait « l'absence des poètes (à part Llamazares mais il ne vient pas pour cela) et de leurs traducteurs », notamment celle de feu José Ángel Valente par la voix de son ami Jacques Ancet, lui-même traducteur d’un autre "monstre" — bien vivant — de la poésie espagnole : Antonio Gamoneda (Oviedo 1931), « l'homme dont le métier est la vie » (Yvon Le Men).
Tardivement honoré (entre autres, Premio Cervantes 2006), fêté dans toute la péninsule et même au-delà, Antonio Gamoneda n’a de cesse de répéter, à qui veut l’entendre pour (le) comprendre, que « Mi poesía y mi vida se han formado llevando en sí las marcas del sufrimiento que, en la infancia, recayó sobre mi existencia y sobre la de tantos otros españoles : el sufrimiento derivado de la orfandad, el desgarramiento de la guerra civil y la pobreza. [...] Porque este pequeño ser es en mi poesía el símbolo creciente de ese futuro más bello, quiero terminar mis palabras con una breve expresión poemática que, en su intención, incluye a todos los pequeños seres de España entre los que están, Señora, los que son vuestros descendientes. « Eres como una flor ante el abismo, eres la última flor. » » (extrait du discours lors de la remise du Premio Reina Sofía 2006)
Je n’irai pas jusqu’à relever le défi saugrenu de disserter sur la poésie de Gamoneda (cf. liens ci-dessous). En revanche, donner à en lire quelques lignes, c’est dans mes cordes. Bien entendu, l’écran ne remplacera jamais, ô grand jamais, l’objet que l’on prend pleinement dans ses mains, avec fébrilité. Un jour, vous verrez, vous saisirez un livre de Gamoneda, vous marcherez avec, vous finirez par l’ouvrir et par accrocher des mots à vos lèvres avant de le refermer puis de le reposer — ici ou là qu’importe, vous ne sauriez le perdre, encore moins l’oublier —, comme ça, la paume à plat et les doigts qui caressent en se retirant. Vous ressentirez alors la très nette sensation d’avoir "bien" employé votre journée.

Blues del mostrador et Caigo sobre una silla sont tirés de Blues castellano (écrit entre 1961 et 1966, publié en 1982), traduits par Jacques Ancet (Blues castillan, José Corti, 2004). Extraits de Libro del frío (1992), les deux poèmes suivants ont été traduits par Martine Joulia & Jean-Yves Bériou (Livre du froid, Antoine Soriano, Éditeur, 1996) :

Blues du comptoir

Il est venu le papier dans les mains
il m’a fixé de ses yeux fatigués.
Il est venu avec papier et mains
et j’ai senti son regard dans ma vie.

S’il vient un autre jour avec ses mains
et son papier me fixer en silence,
j’espère savoir pourquoi il me fixe
pourquoi il est vieux, grand et pourquoi pèsent
au fond de mon cœur ces yeux fatigués.

Blues del mostrador /// Llegó con el papel entre las manos / y me miró con sus ojos cansados. / Llegó con el papel y con sus manos / y yo sentí su mirada en mi vida. // Cuando venga otro día con sus manos / y su papel a mirarme en silencio, / espero comprender por qué me mira, / por qué es viejo y es grande y por qué pesan / en mi corazón estos ojos cansados.


Je tombe sur une chaise

Lorsque je tombe sur une chaise
et que ma tête frôle la mort ;
lorsque je prends de mes mains les ténèbres
des casseroles, ou lorsque je contemple
les documents qui font état
de la tristesse, c’est
l’amitié qui me soutient.

Caigo sobre una silla /// Cuando yo caigo sobre una silla / y mi cabeza roza la muerte; / cuando cojo con mis manos la tiniebla / de las cazuelas, o cuando contemplo / los documentos representativos / de la tristeza, es / la amistad quien me sostiene.


Sur des excréments de troupeaux, je monte puis m’étends sous les chênes musicaux.

Volent des colombes entre mon corps et le crépuscule, cesse le vent et les ombres sont humides.

Herbes de solitude, colombes noires : je suis arrivé, enfin ; ici n’est pas mon lieu, mais je suis arrivé.

Sobre excremento de rebaños, subo y me acuesto bajo los robles musicales. // Cruzan palomas entre mi cuerpo y el crepúsculo, cesa el viento y las sombras son húmedas. // Hierba de soledad, palomas negras: he llegado, por fin; éste no es mi lugar, pero he llegado.


Quelqu’un est entré dans la mémoire blanche, dans l’immobilité du cœur.

Je vois une lumière par-dessous la brume et la douceur de l’erreur m’oblige à fermer les yeux.

C’est l’ivresse de la mélancolie ; comme approcher son visage d’une rose malade, indécise entre le parfum et la mort.

Alguien ha entrado en la memoria blanca, en la inmovilidad del corazón. // Veo una luz debajo de la niebla y la dulzura del error me hace cerrar los ojos. // Es la ebriedad de la melancolía; como acercar el rostro a una rosa enferma, indecisa entre el perfume y la muerte.

En plus
— Un Dossier Gamoneda (en castillan), dont une entrevue, par le Círculo de Bellas Artes de Madrid ;
— Un article de Jacques Ancet sur Poezibao où est proposée une bibliographie des traductions françaises ;
— Une critique de Blues castillan et Description du mensonge (José Corti, 2004) par Marc Blanchet pour la revue Le Matricule des Anges ;
— Enfin, sur le blog Faro Gamoneda, un article de Julio Llamazares (en castillan), Descripción de la mentira (El País, 2007).

Images Antonio Gamoneda chez lui à León (été 2007) © Wikipédia Tauromaquia: Mortal 1936, poèmes d’Antonio Gamoneda — sur la matanza en la Plaza de toros de Badajoz durant la Guerre civile — et illustrations cataclysmiques de Juan Barjola (Asamblea de Extremadura, 1994). Couverture piquée dans la revue bilbaína Zurgai, intégralement consacrée à l’écrivain (décembre 2001). Une traduction de Jacques Ancet a paru dans le n° 852 (avril 2000) de la revue Europe.