26 novembre 2008

Voyage au bout de l'afición (VI)


Une promesse dans la nuit

Les bretelles en débâcle, Antonio savoure à présent le brouhaha rocailleux qui enfume de voix ce bar d’un coin d’Espagne. Face à lui, absorbé par l’étalage outrancier de vieilles photos de corrida, Miguel fait tourner dans un gros verre rond le digestif commandé quelques minutes auparavant. Chacun écoute l’autre qui ne parle pas. Les derniers arrangements sont maintenant conclus et tout s’est déroulé comme prévu, dans la simplicité d’un repas entre amis. Le ventre maladroitement rentré pour passer entre deux vieilles tables de bois, Ignacio les salue tous les deux d’un léger mouvement de tête et quitte ce plein de vie pour entrer dans la nuit. Miguel et Antonio se disent pour eux-mêmes qu’Ignacio est un brave type et qu’il a dû entendre toute leur conversation. Chacun de son côté se surprend à sourire de cette possibilité qui n’a finalement aucune importance. Miguel achète ce que vend Antonio et Antonio n’a que ses vaches à vendre. Des vaches braves qui portent en elles l’héritage presque intact d’un sang que d’autres dans ce siècle qui s’achève ce soir ont démultiplié comme un produit de consommation courante. Après tout, chacun fait ce qu’il veut chez lui se dit Antonio en roulant entre ses doigts épais un bout de nappe blanche.
Miguel a maintenant achevé sa mauvaise hierba et glisse à son compère qu’il serait peut-être temps de faire comme Ignacio, de rejoindre la nuit. N’attendant pas spécialement de réponse à sa proposition, Miguel se lève, le regard toujours faussement plongé dans ces photos jaunies que son père devait déjà connaître. Antonio, lui, n’a pas bougé. Une déchirure invisible le cloue à ce vieux bois. La nuit, déjà, l’étreint, bien avant que cette porte qui fait entrer le froid ne s’ouvre sur dehors. Debout, Miguel s’effraie soudain de ce silence sourd et inédit, comme un cri sec plus tranchant que le froid qui l’espère. Antonio lui a saisi le bras sans qu’il ne s’en rende compte. Antonio ne lui a jamais saisi le bras avant ce soir. Comme s’il voulait étrangler ses propres peurs, il comprime de plus en plus sa main sur le poignet de son ami. D’un revers de la tête, Miguel a détaché son attention des vieux clichés que connaissait déjà son père et plonge, fébrile, son regard dans celui d’Antonio. Il sent qu’il recule mais sait éperdument que rien ne bouge en lui à cet instant précis. C’est le scintillement d’un sabre coupant l’air qui le cueille, un trait de métal bleu qui le contraint à rester immobile.
- « Tue-les toutes ! Ne les vends jamais ! »
Miguel a glissé sa main sur l’arrière du crâne et s’est alors rendu compte qu’elle était libre à nouveau. En observant Antonio enfiler son manteau, il s’est étonné de constater la bonhomie toute joufflue de ce visage. Ils ont savamment évité de passer entre les tables, ont salué les derniers clients au fond du bar et Antonio a ouvert la porte sur dehors. Une fois dans la nuit, après l’habituel abrazo et les dernières palabres entre amis, Miguel a regardé Antonio rejoindre sa voiture.
- « Je te le promets. »
Ce ne fut qu’un murmure porté par le vent froid. Antonio ne s’est pas retourné, il a levé la main qui avait serré si fort le bras de son ami et a fui dans la nuit.
Miguel est mort un jour, Antonio un autre, bien plus tard. Il ne reste aujourd’hui de cette nuit d’hiver que l’imagination de ce qu’elle fut ou ne fut pas. Même les vaches de Clairac ne sont plus là. Elles ont été envoyées au matadero l’an dernier par le fils de Miguel qui a tenu la promesse que son père fit une nuit à son ami Antonio. Et puis, mener deux encastes si différents que le sont le Saltillo et le Gamero Cívico devenait difficile. Les derniers mâles Clairac de Zaballos sont partis pour un coin de Madrid et ont disparu dans un anonymat presque complet.
Maintenant que l’hiver est là et que les Clairac de Zaballos n’existent plus que pour l’histoire, je me demande ce qui avait poussé Antonio et Miguel à passer ce pacte étrange. Nous ne le saurons jamais et c’est bien mieux ainsi.
Et cette nuit imaginaire, et cette promesse réelle, auront de toute façon toujours bien plus d’allure que ces quelques mots trop souvent parcourus dans les annuaires de l’UCTL ou de l’AGL : « En 19.., se adquiere esta ganadería por Don ….. ……… que elimina todo lo anterior. En 19.., adquirió vacas y sementales de Juan Pedro Domecq… »

Retrouvez la galerie des derniers Clairac de Miguel Zaballos sur le site.

Photographie Un Clairac de Miguel Zaballos © Camposyruedos