11 décembre 2008

Les épicuriens


J'ai des amis "épicuriens". Les "épicuriens" sont des gens formidables. Je les admire. Ils voient l'opulence dans de toutes petites choses, et font "gras" de presque rien, parce que les "épicuriens" sont comme ça, ils se régalent de peu. Ils font d'un triste bout de pain, un véritable festin de noces, et ne voient que le bon et le bien, quand bien même le commun des mortels n'y percevrait aucun attrait. Leur quête : profiter des choses et les voir savoureuses quelle que soit la situation donnée. Ils arrivent à se contenter de tout, à faire de la chose la plus banale, la plus insignifiante, un ravissement, un souffle d'air frais, un feu d'artifice, un éden, un don du ciel !
Et moi, pauvre de moi, je les admire d'autant plus que je me désole d'être aussi bassement "rabelaisien", surtout en début de mois, ça va de soi...
Etre "épicurien", c'est voir beaucoup dans peu pour n'avoir qu'à s'en délecter, vous l'avez compris. La recherche perpétuelle du plaisir dans tout, voire rien. Magnifique logique que celle d'Epicure, qui n'est pas sans rappeler la béatitude de l'imbécile heureuse qu'est la poule devant le couteau qu'elle vient de trouver. Mais ça, c'est le point de vue du pur produit capitaliste que je suis, car quand j'ai peu, je veux plus. Honte à moi, mais je m'y fais...
Mes amis "épicuriens", donc, connaissent l'immense joie d'aimer les toros tellement, que je crois moi-même les aimer peu. Ils les aiment et les aiment tant et tant qu'ils ne savent plus comment les aimer moins. Au point qu'ils en ont perdu tout soupçon de réalisme. Tout bêtement...
Adieu donc lucidité, bye-bye cohérence, tchao raison gardée, see you later sagesse! Le train est lancé et ils ne savent même plus comment l'arrêter, et d'ailleurs ne cherchent même plus à l'arrêter car, en bons "épicuriens", ils se laissent promener, ce qui les ravit, puisque c'est des "épicuriens" et qu'ils se réjouissent de jouir !!!
A l'heure qu'il est, vous êtes en train de comprendre que vous avez aussi pas mal d'amis de ce genre dans votre entourage, n'est ce pas ?
Les miens, puisque chacun a les siens et qu'il est ici question des miens, se sont dernièrement obstinés à saluer le meilleur lot de leur féria. Tradition oblige, il n'y avait donc aucune raison qu'ils ne se réunissent pas cette année encore pour célébrer l'illustre occasion. Sauf que voilà, le meilleur lot au milieu de pas grand-chose, voire presque rien, ça n'a plus de sens. Mais, me direz-vous, on peut toujours récompenser le moins pire des lots, voire le moins mauvais, ou encore le plus moins pire des moins mauvais... C'est ainsi que mes amis "épicuriens" se sont souvenus qu'ils l'étaient, et quand bien même leur innocente désinvolture les pousse effrontément à remettre un prix au meilleur lot de toros quand leur féria s'enorgueillit de son "torérisme" fleuri, eh bien ils arrivent sans vergogne à être unanimes quant à la suprématie avérée d'un lot de toros qui aurait surpassé tous les autres, semble-t-il, et de loin sinon, ça n'aurait pas de sens !
Ce qu'avaient oublié mes amis "épicuriens" dans l'infinie béatitude de leur satisfaction "à tous prix", c'est le brin de lucidité et l'étincelle de clairvoyance qui aurait dû les pousser à repasser plus ardemment les plis de la Dignité.
En effet, leur obstination bornée à ne voir que le bon côté des choses même dans la médiocrité et sans doute aussi, car il faut bien l'avouer, l'absence de repère dans une tauromachie moderne si souvent galvaudée et usurpée, au toreo festif et à l'absence totale de respect envers l'être Toro, barrait leur regard au point qu'ils ne voyaient même pas que ces bichos n'acceptaient qu'un symbolique châtiment lors de ce maudit premier tiers, et qu'il manquait donc une chose essentielle à ces taureaux dits "de combat", leur Bravoure, mais pis encore, que face à ces bestioles qui ne furent pas "mauvaises" pour autant, ce jour-là, il y eut un MAJESTUEUX LIDIADOR tel qu'on ne le vit jamais. Seul, beau, étincellant, immense stratège, redoutable chef de guerre au temple volé a "lo de La Puebla del Río". La grande lidia d'un combattant parmi les fauves. Le toreo à son paroxysme, le Torero à son apogée.
Mais que voulez-vous ? Seuls les couillons s'entêtent à vouloir saluer les gros balourds vaillantassses mais gauches, qui tournèrent inlassablement autour du David Michel-Angelesque, cet après-midi-là, pour se convaincre d'un je-ne-sais-quoi, un "torisme" inavoué, un "torérisme" pas assumé. Un peu les deux, sans doute. En tous cas, à vouloir se délecter absolument de presque rien, mes amis "épicuriens" passaient outrageusement à côté du seul ouvrage à couronner ce jour-là, celui du torero, qui donna une Lidia exemplaire. Il eut é si simple alors de détourner la traditionnelle nomination d'une ganadería pour ajuster le prix aux épaules du VRAI triomphateur, telle que la logique l'entendait, mais en vain...
La négation de la deuxième pique, le mépris de la Bravoure dont la noblesse découle (et SURTOUT pas l'inverse), résultent forcément de cette habitude de ne plus lidier les toros et de ne vouloir que les toréer joliment. N'en doutons pas, nous sommes dans l'ère du "Paraître", du "Sensationnel", du "Spectaculaire" et pire, du "Triomphe coûte que coûte". Par là, j'entends également que les ganaderos n'ont alors plus à se donner le mal nécessaire pour élever des toros bravos, mais poussent désormais dans le sens de la notion de Collaboration Triomphaliste plus prompte à ravir les innocents ou ceux qui se contentent de peu, souvent en parallèle avec leur manque cruel de connaissance en la matière. "C'est beau, et c'est très bien ainsi", pensent-ils. Leur opinion n'a plus qu'à devenir certitude. Dans la brèche, s'engouffrent évidemment les toreros complaisants qui n'estiment plus la nécessité de comprendre leurs adversaires quitte à en devenir les "faire-valoir" pour donner aux plazas leur rôle originel de laboratoire à bravoure. L'élégance, la suavité d'un poignet et la morgue ténébreuse font aujourd'hui la destinée d'un torero. Mais sans Bravoure, à quoi bon persister à tuer des toros ? Ainsi, plutôt que de récompenser des animaux pas braves, c'est a dire, faire passer des vessies pour des lanternes auprès des masses faiblement instruites qui, du coup, se persuadent qu'un toro sans bravoure reste un toro remarquable, et qui parviennent finalement à se passer de la Bravoure pour assister à un spectacle de qualité, il eut été tellement plus opportun de souligner la Lidia incontestable donnée, ce jour-là, à ces bichos telle une leçon à des écoliers, si tant est que l'on daigne encore aborder la notion de Lidia dans les écoles qui nous concernent immédiatement.
En résumé, remettre ce prix à un lot aussi peu complet et négliger le travail de Lidia qui leur a été donné est une erreur d'Afición conséquente, et l'on s'inquiètera de ce nivellement par le bas de notre Fiesta bien-aimée, et de son impact sur les foules consommatrices peu instruites.
Ainsi seront fêtés 6 vaillants pas braves mais qui l'étaient peut-être plus que leurs congénères, ainsi ne sera pas honoré le seul à le mériter pourtant, qui passera son chemin en des cathédrales plus enclines à percevoir son homélie, et ainsi font et vont les "épicuriens"... toujours heureux avec rien, ou pas grand-chose, ou si peu, pourvu qu'ils aient l'ivresse, la leur.

Adieu Bravoure, Adieu Lidia... Vous alliez si bien ensemble, mais vous n'inspirez plus personne, pas même mes amis "épicuriens". Soupir...

El Batacazo

Illustration
El Batacazo (huile sur toile, 3 500 000 euros... Bientôt Noël, pensez-y !)