07 octobre 2009

¡Viva la casta y el flamenco!


L'incongruité de ce cri du cœur, en plein milieu d’un tablao totalement renversé par le talent, le don de soi, l’art et, oui, la caste d’une danseuse et d’un danseur de flamenco, ne m’est apparue que tardivement, dans le taxi battu par un torrent de pluie qui me ramenait de l’aéroport. Il devait être aux alentours d’une heure du matin, et le malaise ressenti en promenant nos pas calle de Alcalá avait fini de s’estomper et de se dissoudre lentement dans le chant inspiré, le frottement des cordes et le martellement convulsif d’un sol de bois usé déjà de tant d’outrages. Le sable de Las Ventas n’était plus qu’un lointain et dérangeant souvenir, entièrement recouvert par le parquet de cette salle dans le quartier de Lavapiés.

Six toros de Núñez del Cuvillo venaient d’offrir leur silhouette anovillada et leur bonté enjouée à trois matadors dont ce type d’adversaires forme le quotidien, faisant varier le nôtre du pensum pour aficionado à l’enthousiasme mesuré. Deux artistes ou supposés tels, et un torero moderne. Ce jour-là, les deux premiers ne firent pas briller leur corps – épuisé sans doute par de lointains affrontements pour l’un, aboulique allez savoir pourquoi pour l’autre – de ces étincelles d’art précieuses qui émaillent parfois leurs apparitions. Le dernier gratifia un public venu nombreux sous un soleil de plomb d’une faena techniquement parfaite, comprenant deux séries gauchères dotées d’une profondeur que nous ne lui connaissions pas, et que beaucoup parmi nous contestèrent d’ailleurs.

La routine, sans doute. Sauf que dans notre imaginaire naïf, Madrid demeurait cette place où la présentation du taureau de combat est superlative, où l’on ne fait pas tomber les mouchoirs comme les feuilles l’automne venu après une mise à mort défectueuse, où l’on ne réclame pas à cors et à cris la vuelta al ruedo pour un toro tel ce troisième. Quelques contestations s’élevèrent bien ici et là, vite étouffées par des applaudissements frénétiques qui contribuèrent bien plus à notre vague à l’âme que l’octroi certes excessif de trophées récompensant une prestation finalement bonne, à mon très humble avis.

Madrid es mucho Madrid. Oui, sans doute. Mais il fallut pour nous en convaincre bien plus que cette tarde irrémédiablement vouée à l’oubli, dénotant un virage dont plus d’un voit déjà se dessiner le caractère inéluctable.

Il fallut que la nuit panse nos plaies, et que la dégaine improbable de Juan Ramírez surgisse de derrière le rideau. Costume de tergal rose Haribo, chemise verte, une fraise tout droit sortie du jardin de papi. Le danseur traine son âme d’artiste sur les marchés poussiéreux où il vend des chemises, peut-être semblables à celles qu’il arbore lorsqu’il monte sur scène. Quelques sourires se dessinent sur les lèvres, quelques regards moqueurs s’échangent, le temps pour Juan de prendre ses marques et de s’installer dans un monde dont on devine au premier regard, la surprise passée, qu’il nous sera à jamais inaccessible. Une poignée de minutes se sont écoulées, et personne ne songe plus à railler qui que ce soit. Chacun se sent plus riche de quelque chose, sans trop savoir de quoi. Tenter de décrire les émotions communiquées par le bailaor serait un pis-aller, bien au-delà de mes maigres connaissances et de toute façon parfaitement inutile.

Auxi Fernández et Paloma Fantoba distillent à leur tour, doucement d’abord, puis de façon quasi-incommensurable, toute l’étendue de leur talent. Autant le reconnaître, c’est la violence inouïe de Paloma qui a fini de nous subjuguer. C’est quand celle-ci eut achevé de nous faire basculer dans une intériorité confinant au jadis que ce spectateur, comme pour faire exploser des sentiments d’une force trop grande pour les contenir plus longtemps, se mit à hurler pour les partager avec tous.

¡Viva la casta y el flamenco!

Et soudain Madrid redevint Madrid. Juan et Paloma ont accompagné notre callejeo dans les rues du quartier, ont donné du goût aux verres que nous buvions, ont fait taire la musique que l’on diffusait dans les bars, et se sont même invités chez Begoña, leur visage trempé de sueur apparaissant tel un spectre sur le petit-écran de l’appareil photo.

Et ils nous ont redonné espoir jusqu’à ce que celui-ci vienne se fracasser contre quatre carcasses vides, moches, et deux sobreros. Instruits de nos récentes expériences, nous attendions peu de ces victorinos, mais tout de même, quand on a tant aimé, il faut bien passer par la haine, avant que n’arrive l’oubli. Face à eux, trois torerazos donnèrent tout ce qu’ils avaient, eux aussi. Tout. L’engagement, le classicisme et la toreria de Diego Urdiales demeureront, je veux le croire, imprimés sur la rétine des spectateurs qui remplissaient Ventas en ce jour jusqu’aux drapeaux. Je veux le croire malgré l’invitation incompréhensiblement timide à faire le tour du rond. Mais ensuite ?

Ensuite, Diego Urdiales continuera sans doute de se jouer la peau devant ces toros que d’autres, plus fortunés, ne veulent pas même voir en photo. Ignoré du grand public, si la chance ne lui sourit pas un jour, il poursuivra son chemin sur cette route de sang, de sueur et de larmes, pendant que Juan Ramírez vendra ses chemises, dans quelque village perdu.

A moins, bien sûr, que Madrid joue son rôle de faiseuse et défaiseuse de destins. En est-elle encore capable ?