24 novembre 2009

Ida y vuelta, correspondance flamenca y madrileña... (III)


Nous continuons nos pérégrinations flamencas en compagnie du Ciego, qui revient sur Juan Ramírez, pour commencer...

« François,

Comme l’a si bien rappelé Yannick, Juan Ramírez est camelot, ou le fut. Il vend des chemises ce qui n’a rien d’étonnant pour un gitan car il y a une expression chez eux, « partirse la camisa », dont l’emploi correspond à cette acmé où un cantaor, un danseur, réussissent à atteindre les marges où se tient ce détraqué de duende. Il faut bien les remplacer, ensuite, ces chemises saccagées ! Alors un des leurs qui en vend, c’est une aubaine, non ? Lors du rite du mariage, les proches des époux n’hésitent pas non plus à mettre en morceaux leurs liquettes sous le coup de l’émotion incontenable que peut engendrer un moment si important pour la communauté.
Liens, rites, commnauté.
C‘est certainement ce que tu as senti en allant flâner dans les à-côtés de Casa Patas.
Tiens, il y a cette letra que chante Camarón qui surgit, évidente. Elle dit :
« Soy gitano / y vengo a tu casamiento / a partirme la camisa / que es la unica que tengo ». Il enregistra en 1989, soit quatre ans avant sa disparition, ce cante por tango avec le Royal Philarmonic Orchestra de Londres. Hérésie ? Jacques Bacarisse disait toujours que le plus beau disque de pasos taurins que sa mélomane oreille avait entendu, était né des instruments de ces mêmes musiciens perfides et d’Albion. Comme quoi…
Soy gitano n’est pas le dernier album qu’enregistra le blond de La Isla de San Fernando. L’ultime s’intitule Potro de rabia y miel et pour celui-là, Paco et Tomatito s’étaient donnés le mot, celui de la nécessité des nécessités, car ils soupçonnaient déjà qu’il n’y aurait peut-être pas d’autre occasion de réunir ce cercle intime et somptueux autour de la figure qui relevait déjà du mythe mais que le mal taraudait.
Potro… fut enregistré à Barcelone en 1991. Le 25 janvier de l’année suivante Camarón donnait son ultime concert au San Juan Evangelista (c’est une salle de l’université de Madrid, les fidèles de l’endroit l’appellent « El Johnny »). Le 4 juillet il s’éteignait.
Douleur de bronze et d’osier quand j’y repense.
Sur Potro… il y a quelques morceaux où on entend un zapateado. C’est presque un orage crépusculaire. Sur la pochette intérieure on lit : « Baile : Ramírez ». Oui, François, Juan Ramírez el grande, celui que vous avez vu de vos yeux vus.
Au fait, j’ai relu le post des pinchos où je parlais du bar Candela. S’y lisait un grain de nostalgie. « Es que somos antiguos » m’a confié l’autre jour mon cher Sol y Moscas.
Peut-être. Je ne sais pas.
Mais depuis ce temps j’ai réussi à percer un mystère : l’homme à la doudoune bleue, l’arpenteur compulsif comme j’aime à l’appeler, un peu « lolo » et te demandant à tout bout de champ si tu as du feu, qui t’engueule parfois et qui semble être chez lui telle une ablette dans un trou d’eau, eh bien je sais qui c’est : c’est « El Molilo » alias Pepito Carbonell, le frère du guitariste « El Bola » qui, amoureux fou d’une Heredia - La Manuela -, se vit délaissé par cette dernière parce qu’elle était amoureuse d’un « primo hermano ». Depuis le Molilo déraisonne, c’est certain, mais chacun, dans ce monde où la maladie et les afflictions sont terriblement redoutées, respecte son égarement.
La Manuela, c’est la fille du « Farruco » né dans la banlieue de Madrid à Pozuelo de Alarcón. Lui, c’est ce bailaor génial qu’on voit dans le Flamenco de Carlos Saura sur une solea chantée par le « Chocolate ». « Farruco », que d’aucuns pourraient qualifier de laid et difforme, quand il mettait sa « pataita », c’est-à-dire son coup de jambe gitan pour un défi au temps et à l’espace, il en finissait pourtant avec tout le monde. « Acababa con todos ».
On pouvait continuer la juerga pendant des jours, son passage était gravé à jamais dans les rétines.
Note qu’on a failli le perdre puisqu’il avait décidé de ne plus jamais danser suite au décès d’un de ses fils « El Farruquito ».
Il garda pendant très longtemps le deuil a lo gitano : sans se couper les cheveux ni la barbe, pas plus que les ongles. Ce sont ses filles qui réussirent à le convaincre en lui montrant que le petit-fils, Juan, avait le talent pour reprendre le flambeau. C’est lui aujourd’hui qui danse sous l’apodo de « Farruquito ». Antonio, son grand-père, est allé rejoindre l’enfant bien-aimé et trop tôt ravi en 1997. Il reste encore aujourd’hui l’archétype du danseur d’instinct, presque animal. Un bicho.

Tu vois, François, dès qu’on s’enfonce dans les mythes et les morts chez les flamencos, on n’en sort plus. C’est que cet art sans alphabet a besoin d’énormément se raconter et se souvenir pour survivre.
Alors on peut se dire que, modestement, avec cette correspondance virtuelle, nous perpétuons une tradition.

Bien à toi,
Ludo »