22 novembre 2009

Meurent les civilisations


Les civilisations meurent un jour. Tu t’en rendras compte. Certaines, avant, se diluent et essaiment leur dernier souffle dans celles qui viendront parader à leur place. L’Histoire ne raconte pas autre chose.
Je me rappelle que c’est là, précisément là, à "Campocerrado", sur les hauteurs d’un cercado à l’herbe rase et jaune comme le poil de ces cabots bonzaïs qui courent au cul des vélos sur les routes de campagne que j’ai senti pour la première fois la force d’un toro de combat. Non pas que je n’eus jamais auparavant l’occasion de m’en rendre compte (il suffit pour cela de s’asseoir sur les gradins d’une arène, tu t’en rendras compte) mais il faut croire que la sérénité apaisée du campo, les attitudes chaloupées de ce lot destiné à Bayonne, le vent froid et grisant d’un matin à peine réveillé et les piaillements de cette nature toute incarnée par les torsions centenaires d’énormes encinas m’ont fait sentir la réalité de cet animal d’une façon inédite et saisissante. Le mayoral, peu affable, un rien apathique, se mit à pester pour de bon en découvrant les œuvres de la nuit. Au travers du flot soudain et inattendu de ses mots, on devinait au milieu de la clôture de barbelés un trou béant qu’un triste piquet de béton totalement et purement déraciné tentait vainement de dissimuler en insistant pour rester debout. L’inspection terminée, le mayoral, rattrapé par le froid et le défilement des heures, maugréa qu’il s’agissait de deux toros (un negro et un carbonero) qui louchaient depuis quelques jours déjà sur les atours provocateurs de vaches mansas et qui avaient craqué la nuit dernière. Ils n’ont pas frappé comme des gentlemen, ils n’ont certainement pas entonné de sérénade, ils n’ont même pas envoyé de sms pour prévenir de leur subite arrivée et de leur furieuse envie ; ils ont défoncé le barbelé en arrachant du sol deux piquets de béton enfoncés et scellés sur une cinquantaine de centimètres au bas mot. Des rustres ! En les voyant au loin nous regarder plaindre ces deux pauvres piquets massacrés, je n’ai pas eu envie d’approcher plus, pas même de prendre une photo, ni même de parler, ni même d’avoir froid, de sentir la fatigue, d’avoir envie de pisser ou de rêver d’un café dans une station Repsol. Rien !
Je suis revenu il y a deux ans peut-être. Oui deux ans. C’est facile de se rappeler. On est resté sur le bord de la route, au bas d’une descente. On devinait à peine, derrière le touffu des feuilles rêches d’encinas, la grosse demeure blanche. Et puis il y avait des toros (des novillos à dire vrai) dans le cercado devant nous, certains se reflétaient dans une mare remplie du ciel superbe de ce jour-là. Ils ont fui en nous voyant les regarder. Nous étions loin mais ils ont fui et on ne les a plus entraperçus qu’à la manière de vagues ombres qui traversent les rues vides des grandes villes, la nuit, quand les autres dorment. Tu étais là. Tu ne t’en souviens évidemment pas, c’est normal mais je te le dis, tu étais là et c’étaient tes premiers toros. Des Atanasio Fernández.

Tu n’en verras plus des atanasios car il n’y en a plus à l’heure où j’écris ces mots. Des de chez "Campocerrado", il n’y en a plus. C’est un peu triste comme nouvelle et assez dérisoire aussi parce que des toros, il en reste un paquet au campo (enfin dans ce qui ressemble encore à du campo) et ce n’est pas la mort annoncée d’un élevage qui a marqué le XXème siècle qui devrait me pousser à écrire avec des "je". Pourtant, tu le constates, j’écris à la première personne et je me dis que tu n’en verras jamais des Atanasio Fernández. Tu ne verras pas non plus les Justo Nieto, les Fernando Palha parce qu’il sera peut-être mort (et après lui ?) quand tu auras l’âge d’en voir, les tulios que l’on n’espère même plus, les Pablo Romero, les Barcial (que deviennent-ils ?), les Valverde, les Clairac... J’en oublie, tu imagines bien. Comme Jijón, Aleas, Martínez, Saltillo, Palha (ceux d’avant, les jumeaux, et même ceux d’après jusqu’à Folque) furent pour moi des rêves de papier et des noms d’une mythologie dont j’avais du mal à dresser un tableau clair et distinct, ces noms que je viens d'énumérer ne seront certainement pour toi qu’une brise légère qui t’apportera les odeurs rassurantes de mots entendus dans l’enfance.
En lisant la nouvelle de cette agonie mal engagée, j’ai repensé à ces toros qui fuyaient devant nous ; devant toi qui étais là même si tu ne t’en souviens pas, évidemment. J’ai repensé à ce piquet de béton mutilé par les ardeurs de deux brutes. J’ai pensé que ce n’était que le début d’une série qui s’annonçait terrible. Les guardiolas ne sont plus que survivance, les Conde de la Corte ont toujours des cornes mais pour combien de temps, les miuras se travestissent lentement au gré de l’évolution de la tauromachie, Victorino produit à la chaîne, en série comme à l’usine, et Cuadri s’est agenouillé un peu plus cette année à Céret. J’en oublie, tu imagines...
Les civilisations meurent. L’Histoire ne raconte pas autre chose. Tu verras.

A lire au sujet de la ganadería d'Atanasio Fernández : Glorieta Digital.

Photographies Des cuatreños d'Atanasio Fernández au début des années 2000 et un novillo à "Campocerrado" en décembre 2007 © Camposyruedos