20 janvier 2010

Darjeeling ou Earl Grey ?


Souffle frais et parfums gaditanos sur le col de chemise, on filait au Puerto, en laissant Séville derrière nous. La suavité d'une caresse nous berçait encore. Quitter Séville, c'est abandonner une passion d'un soir pour vivre péniblement le reste de ses jours avec le remords d'avoir tourner le dos à une grande promesse. C'est ça, quitter Séville...

Panneau Barbate, direction Tarifa... Algeciras... Terre rouge et vent d'Afrique, rien d'autre qu'une main tendue vers les frères de cuivre, là où tout a commencé, et là où tout s'arrête aujourd'hui. D'ici, la poussière que tu respires a ce parfum de désert... Là-bas au fond, tu crois voir déjà les croissants dorés de Tanger et tu imagines les plaintes du muezzin qui coulent le long du minaret... La même complainte que celle qui réveillait Séville, du temps où cette Terre éclaboussait le monde d'une splendeur spirituelle et Humaine, qu'on ne revit jamais. Les douces complaintes du grillot qui content le berceau des Hommes, la terre et les cailloux, l'eau et le petit buisson... Algeciras, basse Andalousie, la mèche de l'Europe qui traine langoureusement vers la Terre d'Afrique en lui disant : "Je t'attends..."

Le long de cette route trop rectiligne, où seuls les dingues que personne n'attend viennent pour se perdre, on cherchait la finca "Los Derramaderos", Carlos Núñez, canal historique.
Cligno à gauche... une vieille baraque aux volets clos. Personne. 3 poules et 2 carcasses de bagnoles dans une cour qui se laisse aller. C'est pas là. Pourtant, une silhouette longue et fine découpée à la hache dans la caillasse, casquette vissée et regard noir et tranchant surgit de nulle part, nous y attendait. Tout s'installe. A cet instant, l'horizon se fait sépia. Ici, il y a 40, 50 ou 60 ans, Manolete, Dominguín ou Ordóñez y laissaient éclater leur sourires "émail diamant" après avoir délié langoureusement leurs poignets dans la placita, là-bas au fond... Ils étaient ici chez eux, à une époque où les murs devaient en péter d'être blanc, où les allées étaient évidemment strictes et droites, bordées de mille couleurs, quand forcément le domaine rayonnait d'autant de splendeur, signe que la vie fleurissait, autrefois....
Mais tu vois bien que tout ça est loin... bien loin. Et tes rêves de vieilles gloires se perdent dans les rayons d'un soleil déjà déclinant, fatigué aussi, sans doute.

"Los Derramaderos", c'est un vieux livre usé. Les pages cornées, un peu jaunies, certes, mais quand t'y plonges le nez, la Légende refait surface et des images en noir et blanc surgissent de ton esprit. Cette porte que tu passes, ce volet qui claque, le petit banc là-bas dans le coin te raconteraient que, bien avant toi, ici, juste là... Bref, des histoires d'un passé lumineux, d'un nom qui retentit encore aujourd'hui, celui d'un encaste royal qui se laisse couler parce que c'est la vie, parce que c'est comme ça, et parce que les rois ne sont éternels que dans les histoires merveilleuses.

Dedans, les rayons percent les murs avec la douceur d'une fin de journée d'avril, et viennent finir sur ces vieux clichés placardés aux murs, déco désuette d'une finca dans laquelle on doit se lever chaque matin pour supporter le poids du passé. Le bois est déjà dans la cheminée, on ne sait jamais... La salle à manger, qui sent bon le vieux chêne, ne sert plus beaucoup, mais elle est là. On y expose les trophées d'antan et c'est déjà bien. Au fond, il y a le bureau, les vieux bronzes, les vieux dossiers oubliés, et là, sur l'étagère, un vieux capote de soie usée que Manolete avait laissé traîner là, en espérant sans doute l'y retrouver pour un hypothétique tentadero, plus tard, après Linares.
Souvenir d'un temps révolu que les maîtres des lieux entretiennent au moins dans leur émouvante prestance. La noble dégaine de lords anglais à l'heure du thé, au coeur de la sèche désolation andalouse. Un concept. Cet endroit me plait. Il respire la maison de mémé, celle que le "vin blanc du dimanche ne fait plus chanter", celle où la pendule austère guide les vies des gens d'ici, celle où l'on conjugue à l'imparfait en rappelant les confidences croustillantes de la haute futaille du mundillo, de ceux-là même qui venaient à "Los Derramaderos" pour s'y pavaner et y être vus, en n'oubliant pas d'y négocier quelques lots pour Madrid, Séville ou ailleurs, des incontournables pépites de l'Historique Carlos Núñez.

Mais voilà, Carlos Núñez n'est plus, les années folles sont passées. Ça grise, ça use, et la corde pète. C'est sûr, ça pouvait pas s'éterniser. D'ailleurs, signe qu'il fallait que ça change, on s'appelle plus "Carlos Núñez", on s'appelle "Los Derramaderos", depuis 10 ans... Fallait passer à autre chose, c'est comme ça. Pas de pitié pour les faibles. Les núñez auraient pu, mais les núñez ont souhaité rester "Núñez"... Alors tant pis pour Madrid, tant pis pour Séville... Au fond, Valdepeñas de Jaén ou Fuencaliente, c'est pas mal non plus...
C'est juste que le passé ricane toujours un peu dans le dos des gens d'ici, pour bien marquer qu'il est présent partout, dans le moindre cercado, le tronc de cet arbre mort ou la grosse pierre dans la marre.

N'empêche que les toros y sont beaux, et tu peux pas te tromper, le Núñez originel est bien accroché. Parladé par la branche souple Rincón, bas et fort de trapío, le cul relevé, le teston large sur les molaires, la corne longue et effilée, pointant vers les étoiles... Sans doute ce que les penseurs du toreo moderne font d'ailleurs un peu payer à José Luis. Mais bon, le regard se perd loin, là-bas tout au fond, chez les Núñez. Le sourire discret et poli, toujours, et le verbe posé, mais une mélancolique tendance à préférer se souvenir de ces grandes journées du siècle passé, que du dernier dimanche. C'est comme ça... L'idée de passer à "Los Derramaderos" comme on passe devant la fontaine de Trevi en pensant y voir Anita Edberg, c'est peut -être une façon de faire vibrer l'âme véritable de ces noms illustres et anciens. Une façon de dire que le monde des Toros ne vivra pas sans eux, une façon de s'en convaincre aussi... Et si c'est seulement par le souvenir, et bien c'est déja ça...
Le soleil déclinait donc, et le mayoral au visage en chêne s'évaporait dans un ailleurs horizontal. On ne le revit jamais. Le jour passé était un jour de plus dans l'éternité de l'Histoire, et lui, il paraissait être là depuis le début de la grande aventure des carlos núñez... Peut-être un fantôme, peut-être juste une ombre, sans doute un souffle de ce passé illustre, pour qui tout ça n'aura jamais de fin, mais à quel prix... L'on sut plus tard qu'il avait autrefois été picador de... Paquirri.
José Luis Núñez nous invitait pour un thé, à la façon des lords anglais, comme on le servait dejà à Ordóñez ou Manolete, il y a 40, 50 ou 60 ans, même si la lumière y est un peu plus blafarde, même si les murs se lézardent tous les jours un peu plus, même si les volets ne s'ouvrent plus très bien... Mais, se donne-t-on encore la peine de les ouvrir ?
A Barbate, sur cette frange de terre poussiéreuse et désolée, une vieille demeure attend... Dans le salon, les héritiers de Carlos Núñez ont arrêté la pendule. Ils boivent le thé en parlant à l'imparfait... Comme il y a 40, 50 ou 60 ans...

>>> Souvenirs couleur sépia et autres histoires des Núñez de "Los Derramaderos" en cliquant sur le titre ou en consultant www.camposyruedos.com, rubrique CAMPOS.