12 juin 2010

'Juguetero'


Personne n'a jamais vu combattre 'Juguetero'. Pourtant, 'Juguetero', numéro 26, né en 1976, marqué au fer de l'élevage de Celestino Cuadri a été gracié, à Madrid, un jour de printemps de l'an mil neuf cent quatre-vingts. Pour vous dire la vérité, 'Juguetero' s'est gracié tout seul, à l'abri des regards, dans les arrière-cours. Personne ne l'a jamais vu combattre. 'Juguetero' n'a jamais foulé le sable jaune de l'immense piste madrilène. Il n'en a pas eu besoin.

Ceci n'est pas un conte. Cette histoire est le genre d'histoire que l'on vous racontera si vous avez un jour la chance d'emprunter ce chemin de terre sinueux, entre Trigueros et Gibraleón, ce chemin de terre cabossé et long, qui vous mènera aux confins du campo, jusqu'à "Comeuñas".
C'est là, en Andalousie, à quelques kilomètres de Huelva, que la famille Cuadri élève ses toros. Des toros très particuliers, impressionnants, massifs comme des montagnes, mais alertes et à l'esprit vif, aux accélérations supersoniques. "L'âme du Santa Coloma dans un corps d'Urcola"*. L'expression la plus aboutie de ce que peut être la caste. Les Cuadri réacteurs comme les surnomma le critique Georges Dubos.
"Comeuñas" est un peu le bout du monde, la fin de l'après nulle part. Et c'est peut-être pour cela que les gens de "Comeuñas", comme leurs toros, ne sont pas vraiment comme ceux d'ailleurs. Il se dégage des gens de "Comeuñas" une serénité et une sensibilité que l'on devine particulières. Ça jurerait presque avec le feu qui animera plus tard ces énormes carcasses, pour l'heure faussement paisibles. Sous les Cuadri, la tempête.
Parmi les gens de "Comeuñas", il en est un, plus incontournable encore que les autres. José Escobar, né ici, élevé ici, est le mayoral d'ici, depuis toujours, un énorme cigare vissé en permanence au coin des lèvres, à pied ou à cheval, surtout à cheval.
José Escobar est la mémoire des Cuadri, même s'il se refuse encore à écrire les siennes, sans doute pour conjurer un peu les effets du temps qui passe. Ici aussi le temps a son importance. Mais José n'est jamais avare d'annecdotes, d'histoires vraies, comme celle de 'Juguetero'.
Madrid, 1980. Une corrida de la presse, une corrida concours. Pour l'occasion, Celestino Cuadri avait choisi un exemplaire particulièrement agressif au campo, qui avait pour manie de charger quiconque osait s'approcher de son enclos.
Embarquer cette bête furieuse fut un véritable chemin de croix pour ces hommes pourtant aguerris et habitués à l'exercice. Et ces premières frayeurs n'étaient rien d'autre que le préambule d'une histoire qui commença vraiment six cents kilomètres plus au nord, à Madrid.

'Juguetero' jaillit du camion comme une fusée, dans un nuage de poussière, furieux, la queue dressée et avec pour seule idée fixe de foutre une énorme branlée aux autres toros, à tout ce qu'il croisait et à tout ce qui était à portée de ses cornes.
Les vachers, pour limiter la casse, tentèrent de l'isoler dans une cour voisine. Manœuvres suicidaires, bagarres dantesques et presque irréelles. 'Juguetero' se mit à briser les lourdes portes des corrals les unes après les autres, comme s'il s'agissait de simples cloisons de carton-pâte. L'ambiance se fit lourde, la salive rare et les gorges se nouèrent. Tous étaient sur le pont, chacun à son poste, afin d'éviter que le navire Ventas ne sombrât dans la tempête et sous les coups de boutoir de 'Juguetero', véritable vague scélérate.
Après de vaines tentatives et plusieurs portes détruites, 'Juguetero' fit face à une ultime porte. Celle-là donnait directement sur la rue. La tension et la peur étaient à leur comble. Les hommes n'eurent d'autre solution que de se regrouper dans le burladero opposé à la sortie toute proche pour détourner l'attention du fauve. Il les chargea, bien évidemment, et avec une telle violence qu'il s'y détruisit les cornes. Mais on parvint finalement à l'isoler après qu'il eut pulvérisé au passage une ultime porte, plus lourde et plus massive encore que les autres. De cette porte ne résista que la partie haute, maintenue dans un équilibre miraculeux. Le toro tenta de l'atteindre également, à de multiples reprises, sans succès, passant et repassant sous ce morceau branlant, écumant de rage, bondissant, furieux, comme si un matador imaginaire lui avait donné des passes par le haut.

Le lendemain, José Escobar demanda au responsable des arènes si, pendant la nuit, le toro s'était enfin apaisé.

— "S'il s'est calmé !? Autant que Santillana un jour de finale !"

'Juguetero' avait passé la nuit à s'acharner sur les mangeoires, les levant comme des fétus de paille et jonglant avec elles sans les laisser retomber sur le sol.

Informé de cette situation, Celestino Cuadri décida de faire rapatrier le fauve à "Comeuñas", pour le tester comme reproducteur. Et les mayorales repartirent à la guerre pour l'embarquer à nouveau. Mais le plus curieux dans cette histoire, qui n'en finissait pas de commencer, se déroula plus tard, au campo.
A cette époque, la famille Cuadri avait tienté un mâle, 'Tacholero'. Et son comportement face au picardor fut tellement enthousiasmant qu'on lui permit d'engrosser plus de la moitié des vaches de la maison. Mais le fait est que les descendantes de 'Tacholero' furent excessivement et inexplicablement réservées face au cheval. On supputa même que, connaissant la voix du picador qui était aussi leur vacher, elles n'avaient aucune envie de le charger. Mais lorsque sortirent deux filles de 'Juguetero', elles prirent six piques chacune, chargeant le cheval sans la moindre hésitation, depuis le côté opposé de la placita.

Quelque temps plus tard, les fils de 'Tacholero' furent dramatiques à Valencia, puis lors de la corrida de la Bienfaisance. 73 vaches furent envoyées à l'abattoir et la totalité de la camada au rejón, pour ce qui fut la pire traversée du désert de l'élevage. A compter de ce jour, plus jamais la famille Cuadri ne pratiqua la tienta de mâles.

La première corrida des fils de 'Juguetero' fut combattue à Vitoria et le résultat dépassa toutes les espérances : caste pure. Puis, à la féria du Pilar, un fils de 'Juguetero', toréé par Morenito de Maracay, fit sensation et s'accapara la totalité des trophés de la féria. Il s'appelait 'Jaramago'. Ainsi prit fin la traversée du désert des Cuadri de "Comeuñas".

Dans ses pâturages andalous, 'Juguetero' continuait à se comporter comme un fauve indomptable, ne tolérant aucune intrusion sur son territoire, et détruisant quelques portes à l'occasion de ses contrariétés.

Une année, les vachers de "Comeuñas" firent pénétrer dans l'enclos voisin huit magnifiques toros destinés à la féria de la San Isidro. La corrida pour Madrid, très forte, était également de très mauvaise humeur et les chevaux durent batailler longtemps pour la faire pénétrer dans l'enclos.
Dans la nuit, agacé par tous ces va-et-vient, 'Jugetero' brisa la porte qui séparait les deux enclos. Et au petit matin, José Escobar découvrit que les huit toros destinés à Madrid s'étaient introduits dans l'enclos où se trouvaient 'Juguetero' et ses vaches.
Les huits toros, alignés comme des anchois, regardaient avec envie ce groupe de vaches fort tentantes. Mais aucun n'osa s'approcher et aucun ne disposa de la moindre femelle.
'Juguetero' leur faisait face, en les toisant, et aucun n'osa le défier. Il avait alors 16 ans.

* Expression caractérisant parfaitement l'élevage et que nous devons à Adolfo Rodríguez Montesinos, auteur, notamment, de l'incontournable El Toro de Santa Coloma.

>>> Retrouvez la galerie consacrée aux toros de Cuadri sur le site à la rubrique CAMPOS.