01 juin 2010

La mort du toro de 5 ans ?


Vic-Fezensac 2010


En tauromachie, il y a les livres et les arènes. Le papier et le sable. L’encre et le sang. D’un côté la théorie et de l’autre la pratique. S’il est bien connu qu’il y a ordinairement un pas entre les deux, une trop grande déconnexion est troublante, voire inquiétante, sonnant le faux. Mais qui a tort ? Les épitaphes rédigées tranquillement dans un bureau ou les gestes dessinés avec sueur devant des cornes ?
Suivant votre sensibilité vous pencherez d’un côté ou de l’autre. Faisant prévaloir, suivant votre tendance, l’intelligence et le sens des écrits, aboutissements de siècles d’expérience, sur la difficulté de la mise en situation d’êtres vivants, ou le contraire. Je dirais, comme bien souvent, que la vérité est entre les deux. La raison est sûrement du côté de ceux qui n’utilisent pas aveuglément le livre comme une bible et qui ne prennent pas les premières apparences pour vérité, mais tentent de croiser les deux. Mélanger le savoir au voir pour croire. La raison est peut-être du côté de ceux-là. De ceux qui valorisent ou dévalorisent la prestation des hommes en interprétant les textes sans s’y référer dogmatiquement.
Cette Pentecôte vicoise fut la parfaite illustration de l’écart abyssal entre le « il faut faire » et le « on fait ». Et le public ne sut peut-être pas toujours interpréter les différences entre le visible et les livres, se réfugiant trop radicalement dans l’une ou l’autre de ces deux tendances. La distance des raies, l’emplacement des piques, la durée des rencontres, le placement des banderilleros, la localisation des banderilles et des épées, ou encore la difficulté des toros furent autant de sujets de discorde. Mais si je devais retenir un sujet entre tous, ce serait la lidia du toro de cinq ans.
Un sujet peu coutumier, généralement délaissé faute de matière. La féria vicoise bien au contraire nous proposa non seulement 9 toros totalement cinqueños (5 ans), mais une moyenne approchant cet âge sur les 4 corridas (4,9 pour être précis). Des 24 toros présentés, les plus jeunes étaient (4 ans un mois) 'Ratón' de Fidel San Román et 'Relator' de Rehuelga, le plus âgé 'Macetero' de María Luisa Domínguez y Pérez de Vargas (5 ans et 8 mois). De mémoire, je ne me rappelle pas avoir vu une telle concentration de toros de 5 ans et j’en remercie vivement le CTV. Alors que ce toro est habituellement absent du quotidien de l’aficionado, il fut (presque) notre quotidien le temps d’une féria. Il y avait bien des choses à retenir de cette féria vicoise, mais celle qui m'a marqué le plus est la présence du toro âgé et des conclusions que nous pouvons en tirer.
La littérature fait l’éloge du toro cinqueño. D’ailleurs, si on s’attache aux écrits, notre toro actuel, âgé de 4 ans, n’est en fait qu’un novillo ! Et notre novillo un utrero (3 ans), mais fermons la parenthèse. À regarder de façon basique les résultats, on peut se demander pourquoi tant d’éloges. Pourquoi « el toro cinco y el torero veinticinco » ? Pourquoi s’embêter à conserver un toro un an de plus à grands frais pour un tel résultat ? Certains ont trouvé rapidement la réponse : « Parce qu’il ne les ont pas vendus, pardi ! » Et le toro cinqueño est passé en un instant d’un statut de louange à celui de rebut. En quelques secondes, il était aberrant de lidier des toros âgés. La démonstration était faite : le toro cinqueño était un toro impossible. Sentence aussi rapide que définitive. Il fallait abolir le toro de cinq ans, l’éradiquer et ceux qui osaient encore le présenter se moquaient bien de nous. Je ne suis pas de ceux-là et je ne pense pas qu’on puisse juger aussi radicalement le toro de cinq ans en se fondant sur de simples apparences. Bien au contraire, jauger un toro de 5 ans est une tâche ardue, très délicate tout autant que passionnante et les avis divergent souvent. La présence du toro âgé en cette féria n’a rien d’un hasard, il s’agit d’une démarche. Une démarche qui mérite qu’on s’y attarde, alors grattons un peu.
Tout d’abord le trapío. Je me rappelle encore de mon premier campo. Qu’est-ce qu’on apprend au campo ! Ce jour-là mon professeur s’appelait Louis Tardieu. Après la visite de la camada, des cuatreños bien entendu, nous allâmes dans un petit cercado voir les quelques cinqueños qui restaient. En un regard je compris les milliers de lignes que j’avais pu ingurgiter à ce sujet. J’avoue que j’avais du mal à comprendre avant d’avoir vu, mais là, la démonstration parlait d’elle-même. L’image du réel illuminait la théorie. Lorsque sortit en piste 'Macetero' de María Luisa Domínguez y Pérez de Vargas, il en fut un peu de même. La beauté du toro cinqueño était là. Pas besoin de longs discours, il suffisait d’ouvrir les yeux, d'observer et de contempler un spectacle rare. Je pense que tous les aficionados auront pu profiter de ces instants précieux, qu’il soit connaisseur ou néophyte. C’est la magie du toro brave qui par son émotion nous unit tous. Face à un tel adversaire le torero est grand, pour peu qu’il soit loyal.
Mais une corrida n’est pas une foire. La présentation est une chose, primordiale certes, mais elle perd tout son sens sans contenu. Et si le contenant est bien différent entre 4 et 5 ans, le contenu l’est tout autant. La corrida concours en fut une belle démonstration. Je ne vais pas vous faire croire que les toros étaient bons, là n’est pas mon intention, mais j’aimerais vous faire remarquer à quel point toutes les caractéristiques de ces toros âgés étaient marquées. Comme un négatif qui se révèle au fil des secondes, le toro développe avec les années ses qualités et ses défauts. Malheureusement, nous eûmes plutôt droit à cette seconde révélation. Mais il est peu fréquent de voir des toros si contrastés et j’ai trouvé à cela beaucoup d’intérêt. Un intérêt dans la mansedumbre, allant crescendo, de l’Alcurrucén, un intérêt aussi dans le caractère vite renfermé des Victorino.
Car il y a un autre facteur majeur de l’âge : l’intelligence. Et son corollaire en matière taurine : la lidia. Face à un toro cinqueño, il faut commettre encore moins d’erreurs qu’avec le toro de 4 ans. Il ne faut pas se tromper sinon il apprend et ne se laisse pas leurrer deux fois. C’est vrai s’agissant des passes, mais également dans les autres domaines, comme les banderilles ou les piques. Comment ne pas penser qu’une première pique, longue et ôtant toute chance au toro, comme les ont subies 'Macetero' (MLDPV) et 'Caracorta' de Dolores Aguirre ou quelques Victorino Martín, n’influent pas sur leur comportement à venir ? Comment ne pas penser qu’avec des rencontres leur permettant de s’exprimer plutôt que de les casser, ses toros ne se seraient pas grandis ? La lidia est une chose fondamentale dans la tauromachie, mais encore plus lorsque l’âge de l’opposant avance. Ainsi, la lidia d’une corrida est plus exigeante que celle d’une novillada. Et qu’avons-nous vu ? Point de lidia. Comme il est malheureusement habituel, nous avons vu des toreros débuter leur travail lors de la faena, se désintéressant totalement de tout ce qu’il y avait avant. Ce fut particulièrement criant lors de la corrida de Victorino Martín où Rafaelillo eut beau mettre tout son cœur à l’ouvrage, il ne put soumettre la caste piquante de 'Borreguero'. Il n’y arriva pas car c’était impossible, non pas que le toro était impossible mais parce qu'il était trop tard. Le labeur d’une simple faena ne pouvait suffir à contraindre sa caste. Pour y parvenir il eût fallu s’y prendre dès sa sortie en piste. Au capote, puis au cheval, avec des quites et des mises en suerte pour tenter d’allonger sa charge, récidiver encore aux banderilles, puis poursuivre muleta en main. Mais seule, une muleta ne pouvait vaincre 'Borreguero'. Il est bien rare de voir ce genre de toro et il n’est sûrement pas un hasard si le meilleur toro cinqueño fut 'Banderito' de Palha lidié par Alberto Aguilar. Oui, 'Banderito' fut bien lidié. Bien mis en suerte au cheval, puis aux palos. Et son comportement durant la faena ne fut sûrement pas un hasard. Ces combats illustrent l’importance de la lidia, l’influence qu’elle peut amener sur le comportement du toro brave et c’est précisément cela qui, en dépit du résultat artistique, m’a intéressé et a fait que la présence du toro cinqueño fut pour moi le principal événement de cette féria vicoise 2010.
Si je remerciais en avant-propos le CTV de nous avoir présenté des toros cinqueños, je mettrais toutefois un bémol, ou tout du moins une interrogation, quant à la taille de la piste. Je ne suis pas sûr qu’un ruedo d’un diamètre si modeste permette une lidia correcte de ce type de bétail. Le toro cinqueño, par sa présence, donne l’impression d’être partout à la fois et sa lidia paraît à certains moments totalement impossible. Comment blâmer alors les quelques peones qui échappent le toro ? Tant le fait de garder à tout instant le toro cinqueño dans les capotes peut s’apparenter à un exploit.
De même, il est facile d’imaginer que la taille de la piste brime certains toros, en les étouffant, comme étouffent certaines muletas. Comment ne pas penser que ce petit ruedo "intériorise" la bravoure au lieu de l’extérioriser. Mais les Vicois rétorqueront que s’ils ne le font pas, qui va le faire ? Je les entends d’ici : mieux vaut voir des toros cinqueños dans de mauvaises conditions que ne pas les voir du tout, non ? Rendons donc hommage aux petites arènes qui nous proposent ces spectacles authentiques, puisque les grandes, celles qui le peuvent, ne nous les proposent pas. Et lors du bilan, ne nous contentons pas d’un simple « ils étaient impossibles » ; derrière se cachent peut-être bien d’autres choses.

Image Toro de María Luisa Domínguez y Pérez de Vargas © Camposyruedos