07 septembre 2010

Bar Tarifa


D’ici, l’on n’enverrait pas une carte postale. Ça doit pas exister d’ailleurs, les cartes postales d’ici. Les blocs de béton le disputent à l’asphalte et aux panneaux publicitaires de magasins qui tiennent plus de la zone désaffectée que du commerce bling-bling des années 2000. D’ici, on n’aperçoit même pas la sierra alentour, l’horizon n’a pas daigné aller plus loin qu’un vague immeuble en phase terminale de tout.
La fumée du "aquí se permite fumar" a refusé depuis longtemps de franchir le seuil de la porte d’entrée. Trop glauque dehors. Les cendres chaudes de mégots écrasés sur les carreaux cradingues valent mieux que le froid venteux du dehors. A l’intérieur, elle peut se déposer à loisir la fumée, sur les deux ou trois têtes de toros calées à jamais dans la pénombre, ou le long des dorures de cadres au dedans desquels survivent les souvenirs et les rêves d’un ganadero du cru, Manuel Hurtado (ganadería de El Retamar, encaste Núñez).
Il est là d’ailleurs. Posé sur un tabouret de bar, dos à la vitre sur laquelle des lettres maintenant floues n’annoncent même plus le menu. Il est comme en vitrine le ganadero. Comme à vendre, ici, où rien ne paraît digne de dépenser son flouse. Manuel Hurtado finit son repas. Au bar. Un café, un cognac ou un truc dans le genre, un machin de feu. Manuel Hurtado fume un cigare baveux en regardant les photos de ses sementales accrochées au-dessus du bar. Il y a son nom inscrit par là. La serveuse se fout de Manuel Hurtado. Pour dire vrai, elle se fout carrément que ce monsieur élève des taureaux de combat. Elle balance les tasses à café dans le fond du lavabo et les toros, qui sont partout ici, elle s’en carre d’un regard ténébreux, le cheveu noir tendu dans un chignon sévère. Ils n’ont même pas allumé la télévision. Des siècles en arrière, on aurait tué pour moins que ça, on aurait levé des bûchers grand spectacle pour imposer la civilisation. La télé se tait donc. Manuel Hurtado fume son cigare baveux en regardant les photos de son histoire, la serveuse se fout de sa présence, du froid du dehors et de cette Colmenar sordide battue par les vents de la sierra. Moustachu mais pas trop, le serveur est jovial. Il a la blague qui le démange comme d’autres fredonnent des airs populaires. Il parle à Manuel qui ne l’écoute pas vraiment, il apostrophe la serveuse qui se fout de ce qu’il déblatère, il nous parle parce que nous sommes là.

Derrière lui le regarde Curro Romero. Un buste minable du "Faraón" coincée entre des bouteilles de pinard et le fatras d’objets dont seuls les vide-greniers ont le secret. Le serveur le regarde du coin de l’œil au "Faraón". Il ne lui parle pas à lui. On ne cause pas aussi facilement à un mythe, même ici c’est-à-dire nulle part. Personne ne le dénoncerait pourtant. Mais non. Légèrement au-dessus du "Faraón", un livre trône. Il trône vraiment, il ose même aux côtés d’un pharaon. Franco : la biographie, une biographie, du "Caudillo". Des portraits l’illustrent. Une sale tronche ce Franco. Il serait mieux dehors lui, dans le vent et dans le froid. Mais il est là. Depuis toujours on imagine. Il a senti que Franco n’était pas notre tasse de thé ni notre digestif. Un malaise pour ainsi dire. Léger le malaise. Il a senti qu’il fallait s’expliquer.
— La patronne est franquiste !... Moi, je suis anarchiste !
Il a pris la pose militaire. Le dos droit. La tête haute. Manuel Hurtado a souri à travers la fumée, Curro Romero l’a regardé faire. Franco a dû saluer. Un anarchiste. Franco a dû saluer un anarchiste ! Il a ri de bon cœur. Il nous a souhaité bon voyage dans son pays.

Photographie Dans le bar Tarifa à Colmenar Viejo © Laurent Larrieu/Camposyruedos.com