11 novembre 2010

Salida 177


Le samedi 14 mars 2009 entre Segurilla (Toledo) et Siete Iglesias de Trabancos (Valladolid), via Salamanca.

Nous aurions pu quitter Adolfo Rodríguez Montesinos plus tôt — après coup, pour mieux se persuader de l'impossibilité de la chose sur le moment, on emploie souvent le conditionnel. À mesure que nous avalions les hectomètres, au nord de Talavera de la Reina en direction de la vallée du Tiétar, le soleil ne cessait de descendre, et la lumière de baisser avec lui — nous devions avoir une bonne petite heure devant nous. Quand allions-nous pouvoir mettre la main sur celui qui nous conduirait vers eux ? On n'a jamais vraiment la réponse à ce genre de questions.

Il avait tenté de joindre sa femme. Il la savait sortie à cette heure, mais il avait quand même essayé. Pas pour le plaisir de pester, non, simplement parce qu'il désirait ardemment, au moment précis où il s'était garé, entendre sa voix.

Dans ce paysage d'abandon se cachait, sur les lieux même de ce qui fut une finca, un centre de remise en forme ultramoderne avec le spa là où jadis l'on tientait vaches et machos. Une pression sur le bouton de l'interphone et Adolfo Sánchez Hernando apparaît — Adolfo, un prénom de ganadero. L'heure passée en sa compagnie nous aura révélé un homme simple et débonnaire, soucieux de préserver un patrimoine unique et lourd à gérer, à l'avenir incertain — il en profita pour proférer quelques vacheries sur l'univers passablement médiocre des toros.

Il saisit son volant avec rage et dépit, serra les mâchoires, inspira puis expira profondément comme pour chasser tout ce qui était indésirable en lui. Il ouvrit la portière, et ses sabots cognèrent l'asphalte noir et gras du parking.

Nous tenions un personnage haut en couleurs : il eût fallu le voir sortir de son complexe érigé au milieu de nulle part ; nous transporter dans son mini-bus Volkswagen sur une langue de bitume balisée de petits ravins et de gros rochers ; nous présenter ses jeunes et beaux Santa Coloma-Vázquez aux pelages fascinants et à l'aspect sauvage ; nous expliquer le pourquoi de ce filet branlant au-dessus d'installations d'un autre temps, et nous conter ses difficultés d'atteindre et de rassembler les vaches planquées tout là-haut dans la montagne — sans se départir de son air mélancolique. 

Il n'était pas seul — tous les poids lourds circulant sur l'autoroute de Castille semblaient avoir pris la salida 177. En l'absence probable de compatriotes, rares à fréquenter cet axe, tout indiquait qu'il allait traverser la soirée en solitaire.

Depuis l'antédiluvienne, miniature et romantique placita de tienta, il nous confia son goût pour les spécialités savoyardes auxquelles il eut l'occasion de faire honneur lorsqu'il était informaticien en poste à Genève ! Et c'est ensuite, sur le chemin du retour, que Ponce en prit pour son grade puisque, si ma mémoire ne me trahit pas, ce dernier se fit plus ou moins traiter de tricheur. Et nous nous sentîmes obligés, pensant par la même adoucir la lourde charge dirigée contre ce pauvre Enrique, d'enchérir en affirmant qu'ils l'étaient tous. «Pobre Fiesta...»

Il entra et ne lui adressa pas un regard. Il la connaissait cette tête, depuis le temps. Un jour, parce qu'il avait dû poser la question, un serveur lui expliqua d'où elle venait — San Pedro de Rozados, salida 260 — et pourquoi elle était là.

Débarquer à sept heures, repartir à huit — six, peut-être sept ou huit : le nombre de piques que les novillos d'Adolfo auraient reçu à Mocejón, et ce dans la plus pure tradition de leurs origines —, repartir à huit, donc, avec en tête l'idée farfelue de rallier Salamanque pour une improbable halte culturelle... Au travers de la vitre de la voiture, l'Espagne minérale et torturée défilait en cinémascope, éclairée par la lune, bientôt relayée par les silhouettes végétales et pommelées du Campo Charro que les griffes de l'agglomération salmantine agrippent de plus en plus loin.

Il prit place au comptoir, encadré par des tortillas et de curieux desserts dont les gens du cru ont le secret — «Ils peuvent se le garder», pensa-t-il. Yeux fermés et paumes sur les tempes, il resta immobile un long moment. Une éternité.

Là-bas comme par ici, les villes grignotent les campagnes laissant leurs centres se dépeupler pour se transformer en musées. Salamanque fait partie de ces vieilles cités qui vous font remonter le temps autrement plus vite que ne le firent nos jambes pour gravir la pente en haut de laquelle bat son cœur ancien. Cette étape se transforma en un fiasco aussi monumental que les environs de la Plaza Mayor. Perdus au milieu de la foule, et refoulés à la réception de quatre ou cinq hostales, nous quittâmes la trépidante capitale charra non sans un certain soulagement.

Il n'a jamais compris et ne comprendra jamais. Chez lui, cela ne se verrait pas. Il commanda une bière, la première d'une trop longue série, et de quoi manger. Il avait besoin de mâcher pour ne pas avoir à remâcher — son amertume.

«Mayalde est à côté et Ángel nous laissera avec plaisir un bout de grange pour passer la nuit...» Les trois qui n'avaient rien dit restèrent bouche bée — oh ! tu es sérieux l'ami ? —, et l'un d'eux proposa que fût organisé un référendum en urgence. Un parce qu'il était tard, deux parce que nous avions faim, et trois parce qu'en prenant la direction opposée nous faisions d'une pierre deux coups : nous nous rapprochions et de la frontière et des pins du Raso de Portillo. Résultat définitif de notre consultation populaire : 2 voix contre, 1 pour et 1 abstention.

Elle lui faisait peine accrochée là en plein courant d'air, comme collée au plafond en face du poste et de ses programmes en boucle — il vit pour la cinquième fois les buts de l'Athletic face au Real — sous une de ces vicieuses machines à sous.

À l'aller, quelque part entre Valladolid et Tordesillas — toujours un léger frisson me parcourt l'échine à son approche —, nous repérâmes un parallélépipède rectangle éclairé sur le toit arrondi duquel il nous avait bien semblé lire «Los Toreros», sans retenir toutefois le numéro de la sortie. Au retour, il était assez clair qu'il nous fallait d'abord dépasser Tordesillas et s'arrêter avant Valladolid ; ce que nous fîmes en apercevant le parallélépipède étrangement échoué dans la nuit froide et déserte de l'austère plateau castillan. Salida 177, «Los Toreros del Trabancos».

Des trophées de bêtes aussi majestueuses que le bison d'Europe de Podlachie ou le cerf de Poméranie, bien entendu qu'il en avait déjà admiré, lui qui était issu d'une famille de paysans-chasseurs. Ça oui, mais pas dans un endroit pareil...

Nous dormirons là. Dans la salle, guère de monde et cette télé omniprésente qui permet d'interpeller son voisin ou de rire fortement sans faire tourner les têtes. J'en ai remarqué deux : l'une ne bougera plus, l'autre aura besoin d'aide. L'homme est avachi sur le comptoir. Perclus de fatigue, il a sans doute trop bu — probablement un de ces routiers en transit, atteint du mal du pays et perdu dans les limbes de son âme. Il a sombré avant même de pouvoir mater les étreintes érotico-cathodiques. Qu'importe, il avait déjà vu et revu tous les buts de la Liga.

Ça non, pas dans un lieu si impersonnel où la pensée est consignée. Ici, on dort, on mange, on s'abrutit devant l'écran, on boit, on pisse, on joue, on met de l'essence... Ici, on consomme. Deux costauds le ramenèrent à son Volvo.

Nulle plaque, nul nom, mais nous étions au moins deux à l'avoir reconnu(e) : Toro de la Vega 2004, careto de Barcial à l'encornure «barcialesque», 'Rodanero' se montra à ce point manso et décasté que ceux de Tordesillas le sifflèrent — la première peine — avant de l'achever, dans les règles et le sable, à pieds et à coups de lances. Après un passage chez l'empailleur, sa tête a atterri là : vissée au-dessus d'une de ces minables machines — la double peine — et décentrée par rapport à elle, provoquant ainsi un trouble légitime chez l'amateur de décoration intérieure.

En plus Sur l'élevage d'Adolfo Sánchez Hernando : Terre de toros En juin dernier, Josemi a pris la salida 260 Salamanque est à l'honneur sur son pool Flickr Toro de la Vega 2004 Le site de l'hôtel où les chambres sont «actuelles» et impeccables : http://www.hotellostoreros.com/.

Images © Laurent Larrieu/Campos y Ruedos
'Rodanero' dans son «écrin» Chez Adolfo Sánchez Hernando à la tombée du jour Les toits de Salamanque 'Rodanero' à San Pedro de Rozados.