24 décembre 2010

Penalty !


Hier soir, mon tonton est venu à la maison avec deux cadeaux, le petit pour mon frère et le gros pour moi — elle commençait drôlement bien la soirée. Comme il me restait un chocolat à manger dans le calendrier, j'ai compris que tonton Pierre n'était pas le Père Noël — qu'il fût chauve et sans barbe ne constituait pas une preuve irréfutable. Quand j'ai aperçu la tête du Petit Nicolas — celui de Sempé & Goscinny, pas l'autre —, je me suis dit que c'était vraiment une chouette soirée. Mais quand j'ai montré à mon père qu'une des histoires s'appelait "La corrida", il m'a arraché le livre* des mains et je ne l'ai plus revu jusqu'au lendemain...

« Quand nous sommes descendus à la récré on se demandait à quoi on allait pouvoir jouer, puisque le ballon de foot d'Alceste est confisqué jusqu'à la fin du trimestre.
— Si on jouait à la corrida ? a proposé Geoffroy.
— C'est quoi, ça ? a demandé Alceste.
Et Geoffroy lui a expliqué qu'il avait vu un film terrible, qui se passait en Espagne et que c'était formidable.
[...]
— Toi, a dit Geoffroy, tu peux être le type qui est sur un cheval et qui se bat contre le taureau avec une lance. Il est moins bien habillé que le toréador chef, mais il est très important comme joueur.
— Je veux bien être le type sur le cheval avec la lance, j'ai dit, mais je ne marche pas pour être moins bien habillé que toi ! Non, mais sans blague !
Alors Geoffroy a dit que bon, que je pourrai être aussi bien habillé que lui, mais que c'était pas comme ça les vraies corridas. C'est vrai quoi, à la fin, parce que Geoffroy a un papa qui est très riche, il faut toujours qu'il soit mieux habillé que les autres !
— Et puis, je veux que mon cheval soit blanc ! j'ai dit.
— Moi, je veux bien être ton cheval blanc, a dit Eudes, qui est un bon copain, et comme il est très fort, il fait aussi un très bon cheval.
— Alors, moi, a dit Clotaire, je veux être blanc aussi !
— Mais non ! a crié Geoffroy. Toi, tu es le taureau, et le taureau est noir. Où est-ce que tu as vu un taureau blanc ? Il était blanc le taureau avec qui tu étais en vacances ?
— Ah ! Bravo ! a dit Clotaire. Alors, Eudes, il peut être un cheval blanc, et moi, je dois être un taureau noir ? Eh bien, je ne marche pas ! Je peux être aussi blanc que n'importe quel imbécile !
— Tu veux mon poing sur le nez ? a demandé Eudes.
Et il est allé donner un coup de poing sur le nez de Clotaire, et comme moi j'étais déjà sur les épaules d'Eudes, j'ai failli tomber, et avec le doigt, comme si c'était un revolver, j'ai fait : "Pan ! Pan !" sur Clotaire, qui donnait des coups de pied au cheval.
— Quoi, pan, pan ? a crié Geoffroy. Tu as une lance, imbécile ! T'es pas un cow-boy, tu es un toréador à cheval !
— Et si ça me plaît d'être un cow-boy ? j'ai crié.
Parce qu'il m'énerve, à la fin, Geoffroy, à vouloir commander tout le temps.
Et puis on a entendu un gros coup de sifflet : c'était Rufus, qui s'est mis à crier : "Penalty ! Penalty !" »

* René Goscinny & Jean-Jacques Sempé, Histoires inédites du Petit Nicolas. Volume 2, IMAV éditions, 2006. Ces histoires ont paru dans Sud Ouest Dimanche et Pilote de 1959 à 1965.

Dessin © Sempé