23 février 2011

L'ogre de pluie

La pluie. Mais la pluie ici n’est pas la pluie. Elle est un ciel qui se touche sans effort et qui s’éparpille sans effet, sans fracas en une infinité de minuscules gouttes soufflées et concassées. Sans cette pluie au nom imprononçable (xirrimirri), Bilbao ne serait pas Bilbao. Le soleil ne lui va pas. Il est déséquilibre, antinomie, contraire et contrainte. La pluie ne tombe pas à Bilbao. Ce serait faux de le croire. La pluie disparaît, consentante, sans impatience mais sûre d’elle, flottant, légère et prête à se donner en festin à son double masculin. Le sable de Bilbao.
"C’était ainsi : les textes semblaient disparaître intégralement en lui et ce qui restait ensuite sur les rayonnages, ce n’étaient plus que des enveloppes vides."
C’est en lisant cette phrase que j’ai pensé à lui, ce sable gris ogre de pluie fine. Au demeurant, il n’y a aucun rapport entre lui et Amadeu Inacio de Almeida Prado, le personnage de fiction dont il est question dans ce roman1. Mais j’ai pourtant vu soudain ce sable de plage et de gris de carrière en me disant que notre cerveau est tout de même une machine extraordinaire capable de nous faire bondir en une fraction de seconde des voracités littéraires de cet Amadeu de Almeida Prado à la gloutonnerie de gouttes et de lumière du sable gris de Bilbao.
Il ne se donne pas tout de suite. Rien n’est plus déconcertant que ce sable de ciel menaçant à l’heure du paseo. Lisse et plat, il ne fait qu’attendre tendu entièrement vers son double féminin. Sortent deux toros, trois peut-être. Gonflé des mille offrandes du ciel, transpirant dans l’effort, piétiné, raclé, retourné, il se meut en bosses, déchirures, rigoles qui lui redonnent son visage de mâle insatiable et retors. Une tronche !
Alors, une fois la lumière avalée, une fois les gouttes dévorées, lapées, sucées, le sable gris de Bilbao salit les capes, crotte les espadrilles noires et les bas roses, gicle lourdement sous les sabots de toros cornalones. La muleta bave les effluves de sa débauche, le xirrimirri descend plus fou encore et lui se gave comme une bête sale et fauve. La corrida n’est pas propre, ne l’oublions pas. Tant mieux !

1 Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, Coll. Domaine étranger, Editions 10/18, 2008.

Photographie Le sable gris de Bilbao © Laurent Larrieu / Camposyruedos.com