23 août 2011

Autorovia (V)


J’ai voulu profiter d’un coucher de soleil en Andalousie. Le genre d’envie que l’on peut lire dans les revues publicitaires d’agences de voyages où le bleu devient indécent et vulgaire, où il ne manque que la petite famille bien habillée de blanc autour d’un bol de chocolat au lait pour compléter le tableau idéal de vacances de rêve au bord d’une mer de bout du monde. Les photos ne montrent jamais les autres, les touristes comme vous mais que vous exécrez. Elles ne montrent pas plus les immeubles sordides de banlieue, succession de barres d’où la vie s’extrait ou pénètre, à chacun de choisir,  de paraboles géantes, les poubelles qui débordent au soleil et que fouillent des femmes dépenaillées à l’aide d’une pique grossière, à la vue de tous mais elles s’en moquent. J’avais envie d’un coucher de soleil en Andalousie et je l’ai vu tirer sa révérence sur un parking en feu de Dos Hermanas, calé au pied d’un toboggan que dévalait Loulou. Le ciel est devenu laiteux, un vent léger a glissé sur les toits des voitures encore très nombreuses et j’ai regardé ces gens, des femmes pour la plupart, rejoindre leurs pénates en se félicitant ou des achats effectués dans les outlet de leurs rêves ou de la chaleur qui était devenue supportable à mesure que le soleil n’était plus qu’un mince filet rose à l’horizon de l’autovía qui filait vers Séville. J’ai eu envie de m’en griller une mais était-ce le lieu ? Une aire de jeux pour enfants ? J’ai décidé que oui parce que je n’avais pas envie de décider que non. En allumant la cigarette, une Chesterfield parce que le distributeur de tabac du bar La Sonanta de Triana n’avait pas de Marlboro light auxquelles j’ai coutume d’être fidèle sans raison clairement définie pour autant, j’ai pris conscience que les touristes me foutaient les glandes, comme ça, sans accusé de réception ni préavis. Le touriste a une capacité inégalée pour se faire repérer partout où il passe. En Andalousie par exemple, le touriste se débrouille le plus souvent pour avoir les yeux bleus et la tignasse blonde ce qui est, et j’étais d’accord avec moi-même sur ce point, une note de singularisation à la limite de la provocation dans ce sud où il est de bon ton de ne pas marcher en Havaianas. En regardant Loulou aller et venir sur son toboggan, je me suis interrogé sur cette propension que nous avons tous à détester les autres qui nous entourent. C’est vrai, en soi rien ne me pousse à mépriser de tout mon mégot jauni que j’écraserai dans dix secondes ces gentils Européens venus chercher ici soleil et dépaysement. Je devrais m’en remuer la tong droite et me dire que depuis quelques années d’ailleurs ces gens-là sont mes concitoyens, c’est écrit dans les livres d’Education civique. Je dois avoir un rapport douloureux à la citoyenneté. Ça doit être ça car le touriste m’exaspère avec son appareil Nikon en bandoulière, matraquant de clic et de clac le bougainvillier mauve de Santa Cruz, shootant un cheval déprimé devant la cathédrale de Séville, s’étouffant de bonheur à la vue des étals de fruits et légumes du marché San Jorge de Triana. N’ont-ils donc jamais vu de près une tomate ? Une prune ? Un ananas ? Le touriste est donc insupportable parce qu’il est là où je suis. Le touriste est un ogre d’espace vital, il serait même capable de me taxer une clope. Loulou remonte sur son toboggan pour la dix millième fois et me laisse pantois devant cette persévérance qu’ont les enfants à répéter à l’infini leurs moments de bonheur simple. Je me demande si les enfants de touristes se comportent de même mais j’en doute, je le sais. J’ai remarqué que les autochtones n’étaient pas toujours très sympathiques avec les touristes. Je ne parle pas d’une agressivité franche et sans fard, non, mais plutôt d’une sorte de morgue naturelle — serait-ce inhérent à Séville ? — destinée à démontrer que l’on est autochtone et d’ici. Le regard est fier, la démarche assurée, il n’y a pas de sac à dos encombrant pour ralentir le pas ou arrondir le dos, les odieux enfants bruns et gueulards sont chez la abuela et n’entament donc en rien la suffisance de papa qui cite le passant entatané à chaque coin de rue. Bref, l’autochtone est aussi détestable que le touriste à la fin.
Sur le chemin de la fin de journée, femme et filles récupérées et commentant avec force aigus la chaleur maintenant agréable et les extraordinaires trésors de la production textile internationale que recelait ce centre commercial, je me laissais aller à cette idée qu’il y avait deux catégories d’êtres humains : les touristes et les autres. Autant dire que j’ai rapidement pris conscience que la seconde catégorie était la plus nombreuse en ce bas monde, et dans des proportions scandaleusement inégales, et je ne sais pas si cela m’a rassuré étant donné que s’ils n’étaient pas des touristes, ils devenaient par voie de conséquence des autochtones hautains, parfois gominés, parfois voleurs, parfois crevant la dalle, parfois faussement souriants, souvent trop nombreux.

J’ai doublé un camping-car Fiat Ducato d’une longueur de 6,99 m et d’un poids de 3,5 tonnes modèle 2011 immatriculé en Suisse et qui s’évertuait  à rouler en-dessous de la vitesse autorisée. Je n’ai pas pu retenir mon courroux et l’ai copieusement harassé de mots peu amènes mais que je considérais comme fort à propos. Ma femme a tourné la tête vers moi et j’ai lu dans ses yeux qu’elle ne partageait pas mon point de vue sur la Confédération helvétique moderne. Son regard s'est mué en un radieux mélange de réprobation choquée et du bonheur d’une fin d’après-midi particulièrement réussie. Elle venait de faire l’acquisition de fripes soldées, indispensable à sa garde-robe et flottaient donc dans ses yeux les restes de ce moment extatique. Je n’ai eu qu’une fraction de seconde pour me faire cette réflexion que le bonheur des femmes ne tenait qu’à un fil, de coton ou de soie.
— T’es chiant de hurler comme ça. Je te signale que tu es aussi un touriste ici !
Sur le coup, ça m’a cloué, je dois l’avouer. Mais j’ai réagi plus vite qu’un retour de Saltillo encasté.
— Non ma loutre d’amour, je ne suis pas un touriste comme eux. Eux viennent pour consommer, pour bouffer du pittoresque, des castagnettes et des couilles de toro en sauce même si ça les écœure. Moi, je fume des clopes pour être solidaire des Indignés, je n’essaye pas de sourire à tous les indigènes, je n’essaye pas non plus de leur causer deux mots d’espingouin, je reste dans l’appart' avec la climatisation et je regarde juste le ciel bleu qu’on n'a pas chez nous ! Et toc, me dis-je.
— Et tu te trimballes pas peut-être avec un Nikon en bandoulière, deux même parfois ? Et tu ne portes pas des tongs peut-être ? Et les prunes que tu as achetées ce matin en rentrant de chez Miura, elles n’étaient pas "quand même beaucoup plus savoureuses que chez nous" ?
Je déteste ça. Je me suis tu jusqu’à Triana. Le tourisme m’a écoeuré toute la soirée. A la télé, ils ont diffusé en boucle des reportages dans lesquels des touristes bavaient tout le bien qu’ils pensaient de leur vacances et de leurs hôtes. Ils ont même interviewé des Suisses. Des Suisses !
Je n’ai saisi le sens profond de la remarque de ma loutre d’amour que quelques jours plus tard à Madrid. Ce soir-là, à Séville, croquant mes Lays sans entrain, ce qui est rare chez moi, je ne savais pas encore. J’avais prévu d’aller assister à la novillada d’Alcurrucén à Las Ventas le dimanche suivant. Novillada d’août à Madrid, peu de monde, places pas chères et cacahuètes grillées.

Ils étaient tous là ! C’était fait exprès. A la taquilla : des moines, des Japonais par convoi, des Anglaises rosies, des Birmans avec un peu de chance. Sur les gradins : cris et hurlements à l’entame du paseo, applaudissements à tout rompre à la sortie du premier novillo, les Japonais étaient particulièrement en verve, sortie anticipée pour deux Danoises à la mort du second. A un moment, un indigène du tendido 7 a claqué des mains pour demander le cambio d'un utrero et tous, tous, ont repris en chœur, même les moines, j’ai regardé. On aurait pu faire indulter toute la course avec un minimum de volonté. Ils étaient tous là. Le tourisme et les JMJ me revenaient en pleine gueule. J’ai décidé de ne pas voir au début. Je me suis concentré sur la course et sur Loulou qui contemplait les "nules" et les picadors. Il était à Las Ventas, c’était sa première course. J’étais ému mais je ne l’ai pas montré. Il avait trouvé le bout du chemin des toros quelques jours auparavant, demain matin en réalité, chez Prieto de la Cal. J’ai regardé Loulou admirer les novillos et les "nules", les touristes et les locaux n’existaient plus.
En quittant les arènes, la nuit allait être lourde une fois de plus, ils sont revenus à moi dans les escaliers. J’ai senti que ma femme n’avait pas tort au fond, je portais des tongs comme eux et un Nikon se balançait sur ma panse adepte des chips Lays. Un jour un pote dans ma jeunesse m’avait dit que nous étions tous le "con" d'un autre. Je dois bien être le touriste de quelqu’un.
Demain matin, Loulou aura achevé la très très longue route des toros. En fait, elle ne fait que commencer pour lui. Les Prieto de la Cal l'attendent.

>>> Retrouvez une galerie consacrée à la novillada d'Alcurrucén lidiée à Madrid le dimanche 14 août 2011 sur le site www.camposyruedos.com, rubrique RUEDOS.