15 septembre 2011

Autorovia (X)


Mercredi
Luis m’a dit qu’il regarderait les photos sur Internet. Internet... j’avais oublié. La civilisation une et indivisible, une seconde, le monde, 300 e-mails au retour, les "amis" sur un "mur", demain ils mangent des pâtes et ce soir ils regardent les étoiles, ils l’écrivent. Chez Cuadri, ils se demandent si nous ne se sommes pas devenus des sortes de photographes officiels de la vie de la ganadería. Ça les fait rire qu’on les prenne autant en photo que leurs toros. Ils en arrivent même à prendre la pose par amusement. Luis m’a glissé avant que je ne quitte "Comeuñas" qu’il avait aimé nos photos de la morte saison. Il a ajouté, parce que c’était moi son interlocuteur et que Luis, malgré la rudesse qu’il déploie à violenter la prononciation de sa langue n’en demeure pas moins un garçon prévenant, qu’une de ses préférées était celle de Jacinto, un vaquero de la finca. Luis a regardé les autres hommes pour les prendre à témoin. C’est l’homme le plus laid de Trigueros, a-t-il éructé, suscitant un fou rire, et sur la photo, on l’a trouvé bien. J’ai revu Jacinto dans une illumination dont seule la mémoire a le secret. Ce n’est pas sa laideur qui m’avait marqué, c’était son nez. Un nez omniprésent parce qu’imperceptible, mal retroussé, mal écrasé, mal cassé, une baroquerie scélérate pour qui en devient le retable. Je me rappelle qu’à l’époque le nez de Jacinto avait battu pour moi le rappel de toutes ces photos de "gueules cassées" de 1914-1918 qu’on montre aux élèves en leur disant que la guerre c’est mal et que vous voyez ce que c’est que de faire la guerre, de jouer avec des armes... "Aux armes citoyens" quand même qu’on leur assène pour finir. Quand Luis a évoqué Jacinto, mon esprit a tout fait pour bannir de ses eaux sereines ces images amères de gueules satanisées. Je me suis concentré pour me persuader de croire ce que les Américains affirment en mâchant du chewing-gum à la télé en sous-titrage antiope : nos guerres sont propres et chirurgicales. Et c’est vrai que la chirurgie a fait de gros progrès ces deniers temps. Les autres ont cessé de rire. Ils acquiesçaient à ce que disait Luis sur la photo de Jacinto.
J’ai dit aux enfants de faire coucou de la main, de dire "hasta luego". La poussière a rompu leurs sourires, j’ai balancé un coup de lave-vitre, je reprenais la route.
Je profite du bruit des enfants. L’asphalte refait à neuf berce mes pensées. "La chair est triste, hélas". Mallarmé larmes. Je double un camion, des autocollants de toros sont collés en série comme en pluie sur sa porte. Des toros d’Osborne, des Domecq. Le chauffeur est gros et torse nu, mal rasé, il me fait penser à un Village People qui aurait mal vieilli, la Budweiser pour oriflamme. Il doit lui tarder de faire une pause, de s’envoyer une bière, d’aller pisser, de tirer un coup ou inversement. Je ne sais pas en fait ce qui doit lui tarder. Je pense aux mots de Luis sur la photo de Jacinto. Je me dis qu’il y a un monde entre ce que le photographe voit et voudrait révéler et ce qu’en retient celui qui regarde. Quand j’ai pris cette photo, c’est la lumière qui m’intéressait parce qu’elle découpait parfaitement l’espace de ma vison à l’endroit même où Jacinto avait calé sa cabine de Duchesse d’Albe. Pour moi, lui aurait pu être un autre mais pas pour Luis qui doit se moquer qu’un rayon de soleil cotonneux fasse scintiller les aspérités des galets sous nos pieds. J’en suis là de mes ressassements lorsqu’un gros lourd au volant d’un 4x4 de marque allemande m’intime l’ordre de me rabattre sur la droite. Ses appels de phare excédés sont clairs même en plein jour. J’observe du coin de l’œil ma femme qui lutte armée du seul frétillement de ses cils contre la somnolence de la mi-journée. Je pense aux enfants que je vois rire dans le rétroviseur central. Puis-je gâcher tout cela au nom d’une détestation brute et totale de cet autre qui perturbe la félicité légère et court vêtue du fil de mes pensées profondes ? Si je m’écoutais, mais ma femme ne serait pas d’accord, je devrais le laisser passer, attendre qu’il se trouve à ma hauteur, me caller sur sa vitesse, le regarder droit dans les yeux avec un petit sourire en coin et sortir mon canon scié chargé à dégueuler, le lui vider dans les dents et dans celles flambant neuf de sa grougne "deluxe", le regarder décoller contre la barrière de sécurité et contempler la désagrégation intégrale de son être et de son 4x4 de marque allemande sur la voie de gauche de mon "Autorovia". Je n’ai pas de canon scié ! Je me rabats. Il a l’air énervé et costaud. J’évite, raffinement français oblige, un doigt qui ne ferait que rajouter un peu de vulgarité à la situation. Je reprends la mélodie des lignes blanches et le bourdonnement chaleureux de l’asphalte. Ma femme n’aurait pas été d’accord de toute façon. Je sens que bientôt le sommeil la vaincra.
Sur le rebord d’un nuage de mes apophtegmes, je devine Jacinto qui me sourit comme il le fit il y a des mois de cela attendant sagement que j’en eus terminé avec une mise au point difficile sur son appendice meurtri. Après tout, me dis-je, une photo appartient à celui qui la regarde beaucoup plus qu’elle n’est la propriété de celui qui la prend. Que Luis n’y perçoive pas la même chose que moi ne devrait pas m’étonner. Je crois que c’est Roland Barthes qui a écrit dans La chambre claire que c’est le regardant qui donne un statut et un sens à la photo. Une essence en somme. Faudrait que je relise Barthes, faudrait du temps et des Efferalgan mais j’aime bien cette idée. Ça donne plusieurs vies à une photographie, plusieurs chances pour elle de trouver une voie dans un monde repu d’images qui ont perdu le sacré... oui, le sacré ! Je ne double plus personne, ma femme dort le cou tordu, les gosses se sont tus. Séville n’est plus très loin qui m’attend comme hier. Je sais que la climatisation est restée branchée pendant notre absence. Je frissonne à l’idée d’y penser. J’essaye de rejoindre Jacinto mais il a foutu le camp de son nuage. Je n’y trouve même pas un toro, j’ai beau me concentrer, seul un pot blanc sur le bord d’une table dans lequel baigne une fleur abandonnée est là qui me fixe. Il n’y a rien d’autre que lui sur le bord de cette table et la porte est ouverte sur un escalier qui s’échappe en tournant. Le paillasson reste là hiératique comme le chapeau accroché à gauche sur le portemanteau. L’escalier peut bien se faire la malle, le paillasson et le chapeau ont une fleur à admirer. Je ne sais pas si Kertész aimait cette photo. Je n’ai aucune idée de ce qu’était son intention quand il l’a prise. Peut-être était-il passé par ce qu’on devine être une cuisine et avait-il juste cadré — à la perfection ? Mais je me moque finalement de ce que voulait faire André Kertész. Cette photo dégage plus d’émotion et de puissance que le plus branque des Dolores Aguirre. C’est ma manière de la ressentir et Barthes avait raison et Jaydie aussi. Un jour que je lui demandais Salgado, ce qu’il pensait des œuvres de Salgado, Jaydie m’avait répondu que c’était facile. Tu comprends, avait-il argumenté, c’est facile, il se pose en hélico au milieu des p’tits noirs qui meurent de faim, il cadre, il shoote et il s’en va. C’est facile l’émotion comme ça. Jaydie exagère toujours et c’est d’ailleurs ce qui donne tout son charme à sa barbe et à ce qu’il y a autour mais il avait raison. Tu vois Laurent, créer une émotion avec cette bouteille de Bordeaux, ça c’est dur (prononcer "diour"). Séville une fois de plus fait le dos rond. Les bus paraissent rouler plus lentement, les thermomètres à l’entrée de la ville se couvrent de honte et le bruit joue le long des berges du Guadalquivir. En entrant dans l’appartement où la climatisation tourne à plein, je vois la femme du dessous qui parle à son mur. J’ai allumé une clope et je l’observe parce qu’il est toujours surprenant d’assister à ce type de scène. Je suis voyeur comme tout le monde. Elle hurle sur le mur face à elle et doit se moquer de déranger les voisins. Elle n’est plus à ça prêt je me dis. De mon pouce je fais tomber la cendre qui vacille au bout de ma cigarette et je pense à André Kertész qui photographie les photos de sa femme morte sur les murs de son appartement new-yorkais. Il a fini comme ça, emmuré dans le regard de sa femme qu’il arrivait à rendre différent tous les jours. Il a fini comme ça et j’écrase ma clope. J’aurais aimé être Kertész mais je veux la prendre en photo en vie.

Photographie Chez Mondrian, André Kertész, Paris, 1926.