25 janvier 2012

« Si Dios quiere »


Bip-bip, un nouveau message : « Estimado caballero. Nos vemos el 30 de septiembre en Algemesí a las 10.30 en el hotel del polígono industrial. Saludos cordiales, Juan Luis. »
Enfin le sésame ! Un mois venait de s'écouler de tentatives vaines à contacter le novillero Emilio Huertas et son entourage afin de le suivre pendant la journée de sa novillada à Algemesí. Il me restait à peine une semaine avant le grand jour. Depuis septembre 2010 je m'étais promis de retourner à Algemesí pour profiter de son cycle de novilladas, de ses peñas et de ses arènes carrées faites de bois et de cordes dressées au milieu du village. J'y avais découvert Emilio qui avait triomphé en 2010. Pourquoi ne pas lui proposer de le suivre, l'appareil photo au poing, le jour de son retour ? Après tout, passer un moment avec un novillero qui affronte les Escolar, Yonnet et Prieto de la Cal ne pouvait être qu'une expérience enrichissante pour un aficionado photographe.
À 10 heures le 30 septembre, j'étais devant un hôtel de zone industrielle. Fin prêt, les batteries chargées, le matériel bien rangé dans le sac, des conseils de photographes bien enregistrés et quelques idées sur mes prises de vue. Par contre, je n'étais pas du tout préparé à vivre une expérience humaine extraordinaire…
38 minutes, 2 cafés et 3 cigarettes plus tard, la fourgonnette de la cuadrilla s'arrête devant l'hôtel. J'avais perdu pas mal de mes moyens et au salut chaleureux de Juan Luis, le valet d'épée, de l'apoderado Tomás Campuzano, d'Emilio et de son picador, je crois que je ne pus marmonner qu'un glacial : « Hola, soy Flo. »
« Viens Flo, on va prendre un café ». Parfait, comme ça ce sera le troisième.
À demi-voix et un peu à l'écart j'explique à Juan-Luis que je ne suis ni journaliste ni photographe professionnel, et que le reportage que je souhaite faire ne sortira dans aucun magazine. C'est juste un projet personnel ; je veux simplement passer la journée avec eux, me faire tout petit, ne pas les gêner, prendre quelques photos d'Emilio lors de son habillage et c'est tout. La réponse de Juan Luis est sans appel : « Monte dans la fourgonnette, on va au sorteo. Dépêchons-nous sinon on va arriver en retard. »
Je respire…
Emilio est resté à l'hôtel avec Alvarito. Tradition et superstition. Le torero n'assiste pas à son sorteo ; il découvrira les novillos lors de leur entrée en piste. Que peut bien faire un novillero dans un hôtel de zone industrielle un vendredi après-midi ? Gamberger, essayer de dompter les ombres noires qui défilent dans sa tête, douter, avoir peur tout simplement. Attendre toute une journée sans distraction possible est l'épreuve la plus dure à laquelle doivent être soumis les toreros. C'est décidé : la prochaine fois je reste avec Emilio à l'hôtel pour partager ce moment, cette angoisse.

À notre retour, Emilio est assis seul à une table de la salle de restaurant avec le journal sportif local refermé. Il a dû le lire trois fois. Aussitôt le maestro Campuzano s'assied à ses côtés. « Complices » est le gros titre de ce Superdeporte ; ça fait une jolie photo de circonstance.
« Comment est la novillada, Maestro ? — Muy bonita, Emilio, muy bonita… »
Ça sonne comme une réponse stéréotypée. Vient se joindre à la table le reste de la cuadrilla qui a participé au sorteo. Tout le monde est d'accord : « Muy bonita. » Bien faite et très jolie. Un peu haute il est vrai — le n° 52 est particulièrement costaud pour une place de 3e catégorie — mais « muy bonita ». Tomás Campuzano n'en finit pas de réviser ses notes sur la novillada qui, pourtant, tiennent sur un confetti. Pendant que le picador et le valet d'épée miment avec les doigts l'encornure de chaque bête, Emilio se gratte machinalement la tête à l'endroit de la coleta ; ses mains se ferment, s'ouvrent, ses doigts se croisent. Une tension s'installe petit à petit, légèrement rompue par les blagues et les rires du reste de la cuadrilla.
« On va manger, Flo. Tu t'assieds avec nous. »
Juan Luis sait rompre ces moments de tension avec la chaleur et la fermeté qui caractérisent les Manchegos. Il me laisse parfaitement prendre la distance dont j'ai besoin pour faire mon travail et sait me rattraper pour me rapprocher du groupe. Le bonheur. Je suis au bout d'une table que je préside avec toute une cuadrilla et son torero devant moi. Je remarque qu'Emilio reste tendu et évite de croiser mon regard et celui de l'appareil photo. Je m'amuse même à rapprocher mon œil du viseur pour remarquer comment son regard change et la conversation avec son voisin de table perd de son naturel.
« Messieurs, c'est l'heure de la sieste. »
Juan Luis vient de marquer un nouveau tercio dans cette journée. Tout le monde monte vers les chambres. Les picadors semblent être les personnages à avoir le plus d'entrain pour ce genre d'exercice car, en moins de deux, les volets sont tirés. Pour les autres, pour Emilio en particulier, c'est une autre attente qui vient de démarrer. Il est 14 h 30 et la corrida débute à 17 h 30 ; trois longues heures sans sieste, trois longues heures où le repos est feint.
Le respect envers le torero impose qu'on le laisse tranquille dans sa chambre, mais rapidement cette chambre n'est qu'un va et vient de tous les membres de la cuadrilla à la demande expresse d'Emilio. Je me faufile, je me fais tout petit dans cette pièce de 12 mètres carrés où… nous serons bientôt six ! Les uns allongés sur le lit, d'autres sur une couverture par terre ou, pour le moins chanceux, assis sur un petit coin de lit. On commente, on raconte et on blague — bien sûr, le toro demeure omniprésent dans ces conversations. Emilio parle très peu mais veut qu'on lui parle. Une nouvelle fois il semble en proie au doute, à la peur, envahit par ces démons noirs qui débouleront bientôt en chair et en os sur le sable d'Algemesí. Affronter des fantômes paraît encore plus dur que tous les Prieto de la Cal, Yonnet et Escolar réunis.

« José, viens ! José ! José !
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Viens ! »
Le remède aux angoisses d'Emilio s'appelle José Otero. Celui-ci donne tout son sens au terme banderillero de confianza. Il est pour Emilio ce que la ventoline est à l'asthmatique : une bouffée d'oxygène. José sait lire les peurs et les doutes qui traversent le novillero. Il le rassure, l'encourage, lui dit que tout va bien se passer, que tout le monde est « à bloc » et qu'il faut sortir avec l'envie de bouffer du toro et triompher. Emilio ne dira plus rien. Il écoute le regard dans le vague — moi aussi j'écoute à travers le viseur. Je suis, presque voyeur, le témoin d'un moment particulier. Personne ne prête attention à moi, alors que je ne perds pas une miette de leurs faits et gestes.
Dans la chambre d'à côté, les picadors se sont réveillés. Dehors, Alvarito termine de brosser et plier capes et muletas. Cette soudaine activité marque le démarrage d'un pétage de plomb général. Ça gueule et ça chante dans la douche ; ça rigole ; ça chambre ; ça parle fort et ça remue.
« Il faut que la pression sorte. Ce sont beaucoup d'heures d'attente. En plus l'heure de la corrida approche et ils aiment ça. Ils aiment vraiment ça. »
Juan Luis vient de me « recadrer ». En vérité, ils aiment ça : le toro. Le doute et la peur ne constituent qu'un passage obligé vers cette excitation ultime que représente le fait d'aller combattre un toro.
Il est l'heure de l'habillage pour le novillero et sa cuadrilla ; c'est le moment que j'attendais avec impatience.

Juan Luis frappe à la porte de la salle de bain. Comme s'il s'agissait d'un message codé, le silence se fait immédiatement. Un de ces silences palpables et lourds où chaque parole prononcée doit être strictement nécessaire. Emilio sort de la salle de bain nu comme un ver. Son visage est grave et son regard semble perdu ; l'angoisse a laissé sa place à l'extrême concentration. Je suis impressionné par cet instant d'une force incroyable. Emilio se transforme en torero. Il ne me voit pas, son regard se perd et me transperce. Juan Luis lui tend sa montera qu'il se plaque sur le visage pour une courte prière avant de s'en coiffer afin de poser la coleta. Tous les gestes de l'habillage se réalisent parfaitement, lentement et sans brusquerie. Las medias, la taleguilla, las manoletinas, la camisa, el fajin Emilio ne dit rien, regarde au loin ou jette des regards aux images saintes que Juan Luis a installées dans un ordre préétabli sur le lit. Emilio embrasse fortement la médaille que lui tend Juan Luis et qu'il portera sur son corbatin, et se glisse comme il peut dans la chaquetilla. Il est fin prêt. Juan Luis s'éclipse alors discrètement. Emilio se fige devant les images pieuses, se signe puis les embrasse une à une. Je suis seul avec lui mais une force invisible me pousse à quitter la pièce — quelque chose me dit que ce moment est réservé au torero. Dehors, la cuadrilla fin prête attend en silence dans le couloir. Une clope, vite !
Emilio sort enfin, salue les membres de la cuadrilla un à un et tout le monde se souhaite bonne chance.
« ¡Vamos! Flo, monte dans la fourgonnette. »
Comme un membre de la cuadrilla, je suis prié de m'installer comme je peux dans la fourgonnette qui nous mène aux arènes. Il est 16 h 50.
La fourgonnette stoppe à environ deux cents mètres des arènes et le chemin qui reste se fait au milieu du tumulte des peñascurieux contraste. Emilio redécouvre ces arènes si particulières où il triompha l'an passé. Tandis que son apoderado le rejoint juste avant le paseíllo, je m'éclipse pour prendre place sur les tendidos.

Víctor Barrio tue son premier novillo de Guadaira et vient le tour d'Emilio. Après la réception de son novillo et la pique, Emilio est au quite. Mais sur une tentative de quite por la espalda, il est pris. Le novillo le projette en l'air et Emilio retombe lourdement sur l'épaule avant d'être repris au sol. J'ai la sensation que cette journée va se terminer maintenant et que le rêve de triomphe s'évanouit là, dès le premier novillo. Emilio se relève avec d'évidents signes de douleurs et regagne le burladero. Dans un geste de colère Emilio reprend sa cape en se dirigeant vers le centre pour terminer son quite par des chicuelinas très ajustées. Le public exulte. C'est le début d'une faena qu'il avait rêvée : deux oreilles et la queue — récompense certainement généreuse. Qu'importe, Emilio vient probablement de s'ouvrir les portes de la finale du cycle de novilladas. Au deuxième novillo de Guadaira il coupera une oreille supplémentaire. La sortie a hombros se fait sur les épaules de Juan Luis, le visage d'Emilio barré d'un large sourire. Lorsqu'il « revient sur terre » à une centaine de mètres de la fourgonnette, c'est l'air sérieux qu'il s'engouffre dans le véhicule, d'où il signe les quelques autographes des enfants venus le féliciter. Aucune euphorie. Lors du retour à l'hôtel il regarde le paysage défiler, sans réellement y prêter attention. La cuadrilla remonte dans les chambres pour se doucher. Une nouvelle attente commence ; attente au terme de laquelle Emilio saura si le jury le déclare finaliste. Tomás Campuzano, qui n'a pas lâché le téléphone jusqu'à l'appel libérateur, annoncera tranquillement, sans aucune exclamation, la bonne nouvelle à Emilio. Celui-ci, déjà rhabillé, a opéré une énième transformation : le visage a changé ; il est plus relâché, presque soulagé. « Je te parie que c'est la première photo que tu fais de moi où je te regarde en souriant. »

Alvarito recharge la fourgonnette pendant que le reste de la cuadrilla s'accorde une bière, Juan Luis s'approche de moi : « On part dans vingt minutes, tu viens avec nous à Arnedo ? Demain, Emilio affronte les Prieto de la Cal pour le Zapato de Oro. — Je ne peux pas, Juan Luis, je n'ai plus de batteries. »
Je ne crois pas avoir trouvé une excuse aussi pourrie de toute ma vie.
« Alors on se voit dimanche, si Dios quiere… »

Florent Lucas

>>> Un album consacré à cette journée est visible sur la page Flickr de Florent.