11 mars 2012

Ça jette un froid


Matin d'hiver au campo.
Depuis trois mois, il tourne et retourne indéfiniment la même idée dans sa tête, sans vouloir se rendre à l'évidence, espérant sans doute un miracle, un de plus, encore un. Depuis trois mois, il attend que passe l'hiver, il attend que trépasse le froid, il attend que s'éloigne la malchance et, surtout, il attend que tombe enfin la pluie. Il attend le printemps, vert comme l'espérance, et qu'on vienne, pourquoi pas, acheter ses toros. Il attend depuis trois mois comme il attend depuis trente ans mais cette année, il n'y aura pas de printemps.
Les Coquilla de Mariano Cifuentes vont partir à l'abattoir et il nous explique pourquoi :

« Dans un premier temps, j'ai pensé réduire mon élevage de moitié en attendant que la situation s'améliore, mais la sécheresse qui perdure, l'augmentation subite du prix de la nourriture pour le bétail et celle du fourrage m'ont contraint à ouvrir les yeux sur la réalité économique. Il est actuellement impossible d'élever un veau jusqu'à ce qu'il atteigne l'âge de taureau de combat quand on connaît le prix qu'il coûte et celui auquel on le vend. À la fin, c'est comme si on l'offrait.
S'il faut en plus se prémunir contre le nouveau virus Schmallenberg qui n'aura pas de vaccin efficace avant deux ans…
La sécheresse tenace que supportent actuellement les éleveurs est un très grave problème qui s'ajoute aux autres difficultés. Les éleveurs subissent une perte de rentabilité supplémentaire puisque la forte augmentation des coûts de production n'est pas répercutée sur le prix de vente des produits.
Dans certaines exploitations, on commence même à abreuver le bétail grâce à des citernes d'eau. Or conditionner l'eau est ce qu'il y a de plus cher, il suffit pour s'en convaincre d'acheter une simple bouteille d'eau minérale. 
Ma décision a été mûrement réfléchie, il s'agit en définitive de mettre un terme à trente années d'un labeur incessant.
Aujourd'hui, vendredi 9 mars 2012, j'ai décidé, pour les raisons précédemment énoncées, d'en finir avec mon élevage et, dès lundi 12, très tôt, un premier camion quittera "Encina Hermosa" pour conduire les mâles de l'élevage à l'abattoir.
Durant le reste de la semaine, d'autres camions emporteront toutes les vaches jusqu'à ce qu'il ne reste aucun des 560 animaux présents dans l'élevage.
Cette décision radicale est entièrement assumée, nous partons discrètement, les poches vides mais la tête haute, sans la moindre dette, car poursuivre dans de telles conditions serait périlleux et nous mènerait directement vers de nombreuses déconvenues.
Je sais que, dès que disparaîtra l'élevage, rien ne sera plus comme avant à "Encina Hermosa", j'aurai la fâcheuse impression d'avoir perdu trente ans de ma vie, trente ans que je ne retrouverai plus ! Mais je sais aussi, que pendant ces mêmes années, j'ai défendu bec et ongles le mythique encaste Coquilla que nous nous rappellerons tous !
Je manque en ce moment de force et d'énergie pour affronter toutes ces complications en même temps. C'est sans doute dû à la malchance dont je vous ai parlé dans un message précédent. En quelques mois nous n'avons connu que des revers tout en continuant d'élever nos toros sans jamais savoir si on nous les achèterait. Toutes ces difficultés accumulées ont fini par nous étrangler chaque jour davantage.
Imaginez lundi lorsque j'assisterai au chargement du camion, avant de le regarder s'éloigner d'"Encina Hermosa", emportant avec lui toutes les illusions que j'avais fondées sur la prochaine saison. David et Abel, n'ai-je pas raison !
Un ganadero élève ses toros en pensant à l'arène, pas à l'abattoir. C'est pourquoi, conscient de leur destin, je préfère prendre cette pénible décision une fois pour toutes. Je connais des éleveurs qui répètent la même opération depuis deux ou trois ans déjà. »

Safari ganadero de 2012 (à suivre…).

Une fois de plus, une fois encore, l'histoire se répète et ça jette un froid. Une fois de plus, une fois encore, c'est rageant, touchant, désarmant, désespérant et ça jette un froid. L'élevage de Mariano Cifuentes va rejoindre la rubrique nécrologique des élevages brusquement disparus et ça jette un froid. Ça jette un froid et ça met en colère parce qu'une fois encore nous assistons, impuissants, au même scénario. Un élevage s'éteint, un encaste se fragilise, devient minoritaire, anecdotique, chaque fois plus anecdotique et chaque fois plus minoritaire, jusqu'à se marginaliser, jusqu'à s'évanouir, définitivement. Que reste-t-il des Coquilla ? Et qu'en restera-t-il dans quelques mois ?
Ce darwinisme ganadero est sans espoir. Il suit une logique économique qui s'appuie sur une évolution si stéréotypée qu'elle lamine tout sur son passage et impose un modèle unique de toro et de torero.
C'est lassant et insupportable parce que nous n'avons aucun argument nouveau à opposer. C'est lassant et insupportable parce qu'il n y a rien de plus à dire. Si ce n'est répéter inlassablement notre absolu rejet de cette vision monolithique d'une tauromachie qui nie la différence et impose la monotonie. C'est insupportable parce que c'est sinistrement redondant. Oui, redondant ! Aussi redondant, médiocre et éculé qu'un vieux cartel insipide indéfiniment reconduit. Aussi redondants, médiocres et éculés que ces programmes de férias mille fois programmés, promesses de succès succédanés successivement resucés. Aussi redondantes, médiocres et éculées que ces pérégrinations de toreros « G-déifiés », mille fois passants et repassants devant les mêmes animaux sans grâce, mille fois graciés.
Une fois de plus, une fois encore, l'histoire se répète. Ce matin,  lundi 12 mars 2012, à « Encina Hermosa », en Estrémadure, Mariano Cifuentes a froid.