13 juillet 2012

La nuit la plus courte


À Marc,

« Tout portrait se situe au confluent d'un rêve et d'une réalité. » Georges Perec

Toros de José Escolar Gil dans les corrals — Céret, lundi 9 juillet 2012 — JotaC

À les voir là, posant tranquillement pour l'objectif, apaisés, le flanc de l'un fraternellement collé contre l'épaule de l'autre, prévenants et attentionnés, difficile d'imaginer qu'il y a quelques heures, quelques instants à peine, ici, c'était la foire d'empoigne : un foin de tous les diables, une baston mémorable, une rixe colossale, une phénoménale algarade, emphatique et barbare, en un mot une sauvagerie.
— Ça a pété tout de suite, dès la sortie du camion, nous confiait, ébranlé, un membre de l'ADAC encore sous tension. Après, ça n'en finissait plus. Impossible de les arrêter. Je n'avais jamais vu un bazar pareil pour un débarquement… Quelle pétaudière !
— Pire que le débarquement en Normandie ?
En homme d'expérience, il a encaissé la boutade sans broncher avant de reprendre le cours de son épique récit. Joignant l'éloquence du geste à la concision de la parole, il a vivement secoué la main dans l'air frais du petit matin, de haut en bas et de bas en haut, par saccades, de haut en bas et de bas en haut comme s'il se brûlait.
 — C'était chaud bouillant !
Le mutisme qui suivit en disait long sur l'âpreté de l'assaut. Puis le silence fut à nouveau troublé par le mouvement fébrile d'une main battant l'espace, de haut en bas et de bas en haut.
 — Les flammes de l'enfer !
La nuit avait été rude pour les braves.
Épuisé, le soldat du feu s'était assis à califourchon sur la selle de son fougueux destrier. Un casque protecteur vissé sur le crâne, ses imposantes paluches gantées d'un épais cuir noir caressaient tendrement l'encolure poussiéreuse d'un scooter 125 customisé, sagement attelé près du mur. Absorbé par ses rêves, absent, le cavalier éclectique revivait son épopée nocturne, lâchant de temps à autre des commentaires incrédules.
— Incroyable… Qu'est-ce qu'ils se sont mis… Une avoinée pareille, ça ne se conçoit pas ! D'habitude, les deux premiers s'accrochent… La chaleur, le stress du voyage, la faim, la soif, les nerfs, qui sait ? Ils s'expliquent, se talochent, se torgnolent, se bourre-piffent à l'envi… Selon le tempérament, ça castagnent plus ou moins fort ! Quand se pointe le troisième, quand il ramène son mufle, parfois ça dérouille encore, mais, en règle générale, ça se calme assez vite. Après ça roule ! Cette fois, rien à faire. Sept Escolar, sept têtes de lard ! Autant de larrons, autant de marrons… Un foutoir !
Marqué par l'intensité des luttes de la veille, le vétéran belluaire sentait la lassitude l'envahir et la confusion le gagner. Il prit une courte pause pour remettre un peu d'ordre dans son esprit embrouillé.
— Du jamais vu… On a mis les deux lances en action… On les a arrosés pendant des plombes ! À la fin, c'était plus un corral, c'était une rizière. C'était Diên Biên Phu. On a frôlé le drame.
Le souffle court, inondé de sueur, Lancelot de l'ADAC s'est encore interrompu quelques secondes, consterné.
— Quelle faute grossière !  Fallait pas qu'il entre… Pas comme ça, pas à ce moment-là… Après, c'était trop tard, forcément trop tard… Quelle erreur d'appréciation ! 
— Qui ça ? C'est qui qui devait pas entrer ?
— L'autre bestiasse ! Un baraqué bourru taillé dans la mauvaise foi, un poivre et sel ombrageux, plutôt poivre que sel, chaud comme la braise. C'est lui qui a foutu le feu !
— Faut pas vous en vouloir… Vous pouviez pas prévoir, la nuit, tous les cárdenos sont aigris !
— T'as fini de dire des conneries ! Tu crois qu'on s'est marré ? Ce toro, c'était une plaie à quatre pattes, la réincarnation animale de Monsieur Beretto. Tu sais qui c'est Monsieur Beretto ? Tu le connais Monsieur Beretto ?
— Non. 
Brusquement, véhément, excédé par la plaisanterie, il s'est cabré. Son bourrin mécanique aussi. 
 — Si tu sais pas qui est Monsieur Beretto, t'as qu'à demander au mayoral, c'est lui qui est avec les toros.
Il a mis les gaz et s'est tiré à fond de train. On entendait dans le lointain le run run d'une conversation.
— Mon pauvre amigo, vous êtes la perpétuelle victime de l'esprit querelleur de vos contemporains, hein ? On vous cherche, on vous provoque, on vous persécute… Une sorte de fatalidad, c'est bien ça ?
Sí señor.
— Il est donc vrai, Señor Berettoro, que c'est la troisième fois cette année, et la dernière j'espère, que vous êtes poursuivi pour coups et blessures.
— À qui la faute, Señor mayoral, hein ? Moi je roulais tranquillement des mécaniques, doucement, et ces messieurs qui me brûlent la politesse et m'emplâtrent ! Je dis stop. Bon, je souligne, courtoisement, l'infraction. Je souris, quand cet espèce de possédé commence à me dire un tas de gros mots que je n'ose même pas vous répéter, Señor mayoral ! Il a traité ma mère de grosse vache ! Bon, j'ai peut-être eu tort de lui retourner une petite droite, mais c'est tout, Señor mayoral.
— Et, c'est ainsi que vous lui avez fendu la couenne et ouvert l'arcade sourcilière ?
— Eh bien, on vient tout juste de m'enlever les fundas et j'ai oublié que je ne les avais plus, voilà.
— Hum… Mais, dites-moi, les cinq autres, les témoins ?
— Mais, ils m'ont traité de brute, Señor mayoral !

Surréaliste !

>>> Libre adaptation des dialogues de Michel Audiard… Alors, ne nous fâchons pas, et profitons pour l'heure d'une galerie photos sous la rubrique « Ruedos » du site, en attendant l'arrivée, dimanche, du véritable héros de cette histoire : Fernando Robleño.