26 juillet 2012

Le détail et le geste : una tarde con Fernando Robleño


« Au delà du possible, au delà du connu »La Voix, Charles Baudelaire


Je déplore que les (fines) allusions bilingues perdent toute leur saveur lorsqu'elles sont expliquées en long, en large ou en travers… En espagnol, le terme « detalle » signifie, au sens figuré, une attention pour quelqu'un. Un geste élégant et gratuit. Si certains toreros bâtissent une carrière sur des détails rares, voire même sur l'intarissable excitation jaillissant de l'attente de ceux-ci, nul ne peut à cette heure dire si la carrière de Fernando Robleño se trouvera relancée par le monumental detalle de s'envoyer un lot plus que sérieux d'Escolar Gil sur le sable cérétan, mais nombreux nous sommes à le souhaiter depuis le 15 juillet 2012.

Filons plus avant la métaphore et la sémantique. En décidant de tuer six toros dans le ruedo de Céret, le torero a transcendé et revisité le terme de « geste », outrepassé son acception moderne, bousculé les genres et renversé l'étymologie (du latin gestus) en accomplissant l'exploit, l'acte véritablement héroïque, que le latin désignait par gesta, puis qui devint la geste, soit le récit médiéval relatant les hauts faits d'un personnage historique. Voici donc ce terme aussi essoré qu'un lot cárdeno d'Albaserrada en cette fin de week-end. Le geste pur et total, quand d'ordinaire le mundillo et sa valetaille de rimeurs s'épuisent en effets de manche.
Naturellement, le tour de force fut tout autre qu'une une pirouette linguistique, Fernando Robleño pesa toute la corrida durant sur le destin de cette après-midi, de son entrée en piste jusqu'au descabello final, et imposa à tous la décision de son esprit et la fermeté de son attitude par la plénitude d'un toreo technique, engagé et sincère, tel qu'il ne semblait exister que dans les livres, les comptes rendus de corridas inédites ou les souvenirs des grands moments d'un maestro colombien.

Si l'exploit lui-même mériterait l'édition d'une épopée en bonne et due forme — en in-folio et enluminures, et chants immémoriaux de trouvères et d'aèdes —, la simplicité de la démarche et le toreo épuré incitent autant à la rigueur qu'à la modestie et à la justesse dans l'éloge. La richesse du moment, en faits bruts comme en émotions et sentiments générés, mine dangereusement le chemin de l'écriture. Si le torero culmina en deux faenas extraordinaires et différentes, celle qui lança la corrida face à 'Calerito' et celle qui la clôtura face au somptueux 'Caloroso', son entrega et sa décision ne faiblirent jamais, tant à la cape qu'à la muleta, dans la lidia et l'engagement à porter l'estocade.

L'homme pénétra dans le ruedo le visage peint d'une volonté criante et refusa de céder un pouce à l'un de ces six toros. La mesure de l'attitude contrastait avec ce visage déterminé, venu pour remporter chaque bataille d'une guerre qu'il avait lui-même déclarée. Seule, peut-être, l'impatience d'obtenir l'autorisation de la présidence d'entamer les hostilités pour la première faena trahit dans ses gestes l'état d'esprit dans lequel se trouvait le torero. Il existe un néologisme hérité du jargon taurin espagnol pour désigner cet état d'esprit : mentalisé, comme si toute sa vie avait tendu vers ce rendez-vous. Dès les premières passes de muleta, la sincérité entrevue à la cape, cette détermination teintant le regard de folie, transparurent dans la précision des trajectoires et la proximité du toro. Ce fut alors le moment le plus riche en art, dans ce sens généralement galvaudé par les taurins de faire joliment les choses. 'Calerito' n'ayant d'autre choix que de se rendre à la puissance de la muleta.

Ainsi commença le cycle…

Au fur et à mesure des toros, le visage du torero se grisa de fatigue, sans se départir de cette lueur furieuse et précise dans le ciel livide de son regard, à même de faire perdre le sommeil à des camadas entières de toros. Il n'y eut guère de clarté dans le comportement du lot, nul toro ne fut véritablement brave au cheval en dépit des conditions parfaites de mises en suerte, nul toro ne fut terriblement manso mais chacun développa une personnalité propre, riche comme un rapport d'autopsie et plus opaque qu'une psalmodie coranique. De toro en toro, Robleño s'employa à défaire ou trancher des nœuds gordiens, psychanalyser des demi-tonnes de muscles, faire s'inféoder des guérillas, éteindre des incendies, ranimer des braises ou faire marcher des colonnes récalcitrantes, usant pour cela non pas de ficelles mais d'une technique à la fois pléthorique et rayonnante de sincérité s'épanouissant dans un toreo corto et intemporel. Ce ne fut pas un mince exploit que celui d'avoir tenu en haleine quatre mille personnes pendant deux heures et demie avec pour seule fantaisie une magnifique réception à la cape en quelques véroniques genou ployé. Pas un quite superflu, pas un afarolado, ni même un molinete, mais un souci permanent du placement et du replacement, de la perfection du cite, du ligazón et du dominio face à un lot pour lequel ces termes prennent tout leur sens. La variété, nous l'avons vu, se trouvait, non pas dans les « figures » (quel terme misérable !) mais dans la lidia, le toreo et « les tout puissants accords de leur riche musique ». Jamais, je crois, ne flotta dans l'arène la fétide et gênante impression qu'il y avait en piste plus à prendre ou à donner.

Cependant, à mesure qu'avançait la course et que se creusaient les traits, les rascladors prenaient plus de temps entre chaque toro et la « Santa Espina » fut durant deux minutes une véritable bénédiction. Quand, telle une bombe, et ainsi que ses frères, sortit 'Caloroso', estampe de six cents kilos qui manqua s'assommer à un pilier des tablas, le frisson du « grand » toro parcourut le public, mais, quand débuta la faena, ce n'était plus que l'amère conviction de voir un toro éteint qui s'était emparée des mêmes gradins. Au fil des planches et à l'abri du vent, Robleño dicta à son adversaire les passes et les séries que celui-ci ne semblait ni vouloir ni pouvoir permettre. Et, de fait, il ne permit ni ne donna rien, mais dut se rendre au pundonor d'un torero qui n'entendait pas remater son exploit autrement qu'en apothéose. La faena et l'épée firent tomber en toute justice deux oreilles qu'aurait justifiée la seule répétition des efforts, mais la paire de mouchoirs qui tomba instantanément ne devait sa prompte sortie à rien d'autre qu'à cet ultime combat. J'avais douté avant la corrida, j'étais à ce moment-là incrédule à l'idée d'avoir vécu pareil moment.

Fernando Robleño laissa alors tomber le masque de poussière, de fatigue et de volonté pour célébrer avec une humble et humide sincérité ce moment d'exception. Le public, quant à lui, désespérait de ne pouvoir faire plus de bruit. Les arènes ne se vidèrent que très longtemps après…

À suivre.


Photographie Florent Lucas