06 octobre 2012

105 francs


Lisbonne, sans aucun lien avec le texte — Laurent Larrieu/Campos y Ruedos

— Ça te fera 105 francs, s’il te plaît.
Le gamin, gêné devant le comptoir, sait déjà que le compte n’y est pas. Il lui en manque 5, une grosse pièce argentée, quelques jours de plus d’économies, c’est rageant mais les vacances prennent fin et c’est maintenant ou jamais. L’école l’attend et il s’en moque ; les copains lui ont écrit des cartes postales avec des taches de doigt dessus, il était content mais il aura tout le temps de les voir les copains. Ce livre, c’est maintenant ou jamais, avant de partir, il en pleurerait, il le sent.
— Je n’ai que 100 francs, monsieur, j’ai pas réussi à économiser les 5 francs qui me manquent.
La fin de la phrase est inaudible. C’est la frustration qui l’empêche de parler. L’homme en impose derrière sa machine, au milieu des chewing-gums et des journaux locaux. Il l’observe en silence avec l’air de lui dire quand même que c’est bien dommage mon couillon, mais c’est 105 francs et pas 100 balles.
— Tu viens tous les jours toi, non ?
— Oui monsieur, tous les jours parce qu’on va à la plage à côté.
— Et tous les jours je te vois feuilleter le même bouquin, celui-là.
L’homme montre du doigt le livre épais que, tous les jours, à la même heure, avec la même délicatesse empreinte d’idolâtrie, l’enfant vient ouvrir pour se perdre dedans.
— Oui, j’aimerais beaucoup l’avoir à la maison.
— T’aimes la corrida, petit ?
— Je crois, oui !
— Tu crois ou t’aimes ça ? T’en as déjà vu des corridas au moins ?
Touché. Le gosse ne peut pas mentir. Il comprend que mentir serait se perdre. La corrida ça le fait rêver. Il sait pas d’où ça lui vient, mais le matin quand il se réveille, il fait des passes de cape tout seul dans sa chambre avec la couverture bleue qui le suit depuis qu’il est nourrisson. Il sait que sa mère l’observe souvent dans l’encoignure de la porte, elle ne dit rien, et lui il continue de faire des passes parce qu’il est persuadé qu’on ne lâche pas un toro des yeux et que le toro est le plus bel animal qui existe. Dans ses livres sur les animaux, y’a jamais de toros. Il ne comprend pas ça.
— J’en ai jamais vu, monsieur, mais je rêverais d'y aller un jour…
— Et qu’est-ce qui t’attire là-dedans ? Les toros, ils souffrent tu sais ? Y’a du sang, beaucoup de sang.
— C’est le toro que j’aime.
— Ça te dérange pas qu’on le tue ?
— Je sais pas, en vrai. J’aimerais voir, c’est tout, après je dirai.
— T’as l’air mordu, toi. T’as pas fini d’en baver avec ça…

Le garçon a détesté ces derniers mots. Il en veut au monsieur sans trop savoir pourquoi. Il ne veut pas lui montrer. Pourquoi aurais-je à souffrir d’une chose que j’aime tant ?
— Donne-moi tes 100 francs, je ferai avec, petit…
L’enfant est resté silencieux comme s’il n’avait pas entendu ce que venait de lui lancer le vendeur. Il le déteste profondément maintenant. Il est resté sur l’idée d’en baver. C’est dégueulasse comme idée, pense-t-il, l’œil vissé sur le devant du comptoir.
— Tu m’entends ? Tu le veux ou pas le livre ? Cent francs ! Je te le laisse à 100 francs !
Tétanisé, écartelé entre la joie solaire d’emporter avec lui ce livre et la rage de l’incompréhension du monsieur, il paye en tremblant. À chaque pièce qu’il pose devant lui, il se sent rougir un peu plus. Mais il prend son temps. Il veut que le compte soit parfait. Il a dit 100 francs. Faudrait pas qu’il en manque maintenant. Et s’il avait fait tomber une pièce sans s’en rendre compte ? Mais le compte y est et déjà le vendeur lui tend le livre. Il ne le ressent pas comme toutes ces fois où il venait lui rendre visite. Il ne le sent pas si lourd, pas si volumineux. Là, il lui paraît aussi anodin qu’un autre objet. Ni plus ni moins, aussi léger que de l’indifférence.
Il dit « au revoir » à l’homme et « merci ». Il sait qu’il faut rester poli mais il a envie de lui gueuler à la figure, tout en se préparant à courir, que c’est que des conneries ses histoires d’en baver, que lui il n’en bavera pas, qu’on souffre pas quand on aime ! Il ne le fait pas parce qu’il sait que son courage foutrait le camp dans le sens opposé de sa fuite. Et puis ça ne servirait à rien.