05 février 2013

Les toros de Goya


Juan est désolé. En ce samedi de fin septembre, il n’y a plus grand-chose à voir. Quelques cuatreños ont été lidiés dans des villages de Castellón ; les autres sont partis à l’abattoir approvisionner la boucherie familiale. Et pour compliquer la visite, des trombes d’eau s’abattent sur la région de Valence depuis la veille au soir. Afin de nous mettre quelque chose sous la dent, notre hôte a réussi à séparer quelques vaches et leurs rejetons, qui pataugent dans la boue de leur enclos. Ils semblent nous implorer de les relâcher pour rejoindre les flancs de la montagne où ils pourront mettre leurs sabots au sec.

La visite ne fut pas vaine. Bien au contraire. Juan Bautista Giménez Martín n’est pas avare de son temps et, durant quelques heures, il nous raconta l’aventure de sa famille en nous abreuvant d’afición et de sa passion pour la casta Navarra. Il y a plus de trente ans, son père tombe amoureux des petits toros de Navarre et ramène dans le Levant un troupeau de José Nogué pure casta Navarra pour démarrer une véritable aventure. Diminué par la maladie, son jeune fils reprend le flambeau et installe l’élevage dans les montagnes de La Vall d’Uixó*. Juan nous raconte que, pendant des années, il a dû tout faire tout seul : chaque mur il a dû monter, chaque porte il a dû poser ; les poteaux et les traverses de voie ferrée, il les a tous portés sur ses épaules. Tout ce que notre regard embrasse il l’a fait de ses mains, qu’il nous montre grandes ouvertes comme une preuve de son sacrifice. Son élevage, c’est sa vie, et la seule chose qu’il demande en retour est de pouvoir le poursuivre. Mais les temps sont durs. Juan a du caractère et les idées claires, et il y a des chemins qu’il refuse d’emprunter. Ses vaches ne fouleront jamais les places des villages en «location», comme le font les autres éleveurs du Levant. Pour ses toros, il réclame la même place que l’on réserve aux fers de prestige. Une petite place dans les rues : un minimum pour pouvoir continuer.



À pas de loup, nous nous approchons d’un enclos et distinguons trois erales. Deux d’entre eux se chamaillent, entremêlant leurs cornes et mesurant leurs forces respectives. À sentir notre présence, les hostilités stoppent et les regards convergent vers nous. Juan soupire. L’été a été terrible. Les toros n’ont pas cessé de se battre et les pertes ont été nombreuses. C’est une caractéristique de cet encaste, nous explique-t-il. La montagne est pourtant grande, et le terrain propice à se cacher et à se faire oublier, mais, rien à faire, ses toros aiment la castagne jusqu’à ce que mort s’en suive.

Nous reprenons le petit chemin vers un autre cercado : le pensionnat pour toro blessé, la résidence définitive des vaincus ayant échappé à la mort promise sous la corne de leurs frères. En réalité, au bout de ce chemin, ce sont les toros de Goya qui nous attendent. Un castaño et un negro sortis d’un autre siècle, comme peints par l’artiste aragonais sur la montagne, ou expulsés des gravues de La Tauromaquia ou des lithographies des Toros de Burdeos. Des petits toros roux au regard de feu. Des toros bas, courts et musculeux, au poitrail large et profond, carifoscos, aux cornes courtes et veletas pour certains, terriblement fines et astifinas. Mais le plus terrifiant, ce sont leurs yeux : grands, saillants et vifs, où brûle le feu de mille enfers. Au dire de l’éleveur, ses toros sont nobles ; et il nous invite à pénétrer dans l’enclos pour mieux les admirer. Niet, pas question ! On est très bien derrière le muret et à l’abri — incertain — de cette petite porte en bois dont les gonds ne manqueraient pas de sauter sous la pichenette d’un de ces monstres. D’ailleurs, les deux soldats immobiles ne nous perdent pas du regard, le morrillo gonflé, les muscles tendus. Ils n’ont pas besoin d’une déclaration pour engager la guerre. Hiroshima, ce sont eux ; ça couve, ça mijote, un geste brusque et ce sera l’hallali.

Nous enterrons rapidement la hache de guerre et redescendons le chemin, conscients que, dans ce morceau de montagne, se cache un véritable petit trésor, une pépite génétique. Juan aussi le sait, lui qui ne cesse de repousser les assauts des intéressés, originaires du nord de l’Espagne et à la recherche de la source et de l’authenticité de cet encaste. Les toros ne sont pas à vendre. Les rêves, la sueur et les sacrifices ne se marchandent pas. Si un jour il n’est plus possible de continuer, si personne ne veut acheter ses petits toros roux pour les lâcher dans les villages de Castellón, ils termineront irrémédiablement sur l’étal de la boucherie. Le temps de la discussion, nous arrivons à la placita de tienta. Point de torero pour fouler le sable ; les vaches, Juan les «tiente» seul avec quelques amis tant que leur jeune âge le permet. Ici, le toreo bonito n’existe pas ; il faut dominer l’animal et jouer des jambes. Certaines se laissent faire tandis que d’autres sautent par-dessus le capote. Et lorsqu’on lui demande quelles vaches il préfère, il se fend d’un sourire et déclare choisir clairement les plus féroces et les moins dociles. 

Poignées de main, remerciements et promesses de revenir aux beaux jours ; quand notre voiture descend la montagne pour rejoindre les quartiers de La Vall d’Uixó, je repense aux toros de Goya et imagine un instant la fureur et la caste d’antan dans un village perdu de l’intérieur de Castellón. On y sera.


* En valencien (Vall de Uxó en castillan).