22 mars 2013

J’ai parlé à ma sœur


Dimanche, 10 heures du matin

Depuis la veille au soir, ça s’était décidé sur les coups de 22 heures, nous avions deux ou trois choses à lui dire. Il était évident que nous prendrions des gants et que tout se passerait avec la délicatesse attendue en de telles occasions, car nous étions ses hôtes, après tout, mais elle saurait tout le mal que nous pensions de ses projets, que cela lui plaise ou non.

Elle est entrée par la porte de la cuisine. C’est en tout cas ce que nous avons imaginé se trouver derrière le mur. Elle esquissait ce sourire que nous lui connaissions ; un sourire franc et direct, et, on se plaisait à l’imaginer, sincère. Sincère dans le contentement de nous revoir, et c’était réciproque, sincère dans la joie fière de montrer ses toros à des gars qui venaient de se cogner pas loin d’un millier de bornes pour constater que le poil d’hiver n’était pas encore tombé, que personne n’était venu émettre la frêle idée de lui acheter une novillada, que son père persévérait dans sa passion quoiqu’il se remît très lentement d’une rupture de l’aorte qui l’avait vidé de son sang, il y avait plus d’un an maintenant.

Malgré le sourire et les « ¿Qué tal? » de circonstance, on ne voyait que ça. Elle avait beau tout tenter pour tourner la tête, esquiver nos regards, il lui eût été impossible de dissimuler cet œil gauche ciel d’orage, tuméfié, rougi, mâché, jauni. Un cocard de première à rendre jaloux un cadet de rugby qui aurait vu là l’occasion d’épater la copine, la future, la probable, la rêvée. Macarena avait pris cher, cela ne faisait aucun de doute.

Le temps d’un silence trop long, la discussion de la veille au soir entre son père, son frère et nous s’est rappelée à l’inconscient de chacun ; c’est-à-dire qu’à l’instant précis où l’œil mauve de Macarena a révélé son existence, tout le monde a pensé la même chose. Enrique, le frère, nous a regardés tous, un par un, et a compris de suite.
¡No, que no, la culpa no la tengo yo, joder!
Tous, d’un même élan, d’une même voix qui aurait été éraillée par l’angoisse d’avoir à se confronter à une réalité plus noire encore que le cocard de la demoiselle, on a éclaté d’un rire libérateur qui nous rassurait sur les relations saines entretenues par un frère et sa sœur.

La veille au soir, fin de repas…
— Enrique… les fundas, c’est une connerie !
— Bah, je le sais bien. Je déteste ces trucs, mais la véto c’est ma sœur et elle a décidé qu’il fallait en poser. Alors on les a posées !
— N’importe quoi, demain, je ne fais aucune photographie !
— Mais tu comprends, après avoir été accusés d’afeitado, on s’est dit — enfin, Macarena —  qu’il valait mieux ça. Ça donnait une assurance… même si ça ne sert à rien d’autre, finalement, parce que ça provoque des blessures internes qu’on ne voit pas, et les bestiaux ils meurent quand même sans avoir pu être soignés. C’est de la merde ces trucs, et je suis contre, vous le savez, et je n’« aféite » pas non plus… mais c’est Macarena, elle est véto, alors elle décide.
— Et puis, s’ils veulent se tuer les Veragua, ils se tuent ! ¡Son criminales los Veragua!
— Pfft…

En quittant le troquet de don Benito, à Brazatortas (Ciudad Real), l’humeur était en joie, mais les perspectives matinales rabougries par les aveux d’Enrique et de Javier. Nous allions causer deux mots à la Macarena, c’était décidé !
Buenas noches, Enrique. ¡Tienes diez horas para sacar a las fundas!
Nous nous sommes couchés en imaginant le père et le fils, au clair de lune, enlever les fundas de leurs Veragua dans un flot d’injures et de récriminations à l’encontre de leur fille et sœur.


Dimanche, 8 heures du matin

Les premiers Veragua sont là, sous nos yeux. Les novillos de l’année, encore maigres, encore velus, meuglant au vent froid du matin.
— J’ai parlé à ma sœur. Je lui ai dit qu’à partir de l’an prochain, ses fundas, elle pouvait toujours les mettre sur les Domecq (un lot d’origine Las Ramblas), mais que pour les Veragua, c’était fini. Les Veragua, je veux les voir comme ils sont : beaux et forts et fiers !

La visite, même malgré les fundas, fut remarquable et doucereuse. Enrique et Javier contemplaient autant que nous le lot d’erales qui jouaient à se cogner dessus. ¡Criminales!
Le vent glacial était oublié ; les vaches étaient belles, les pelages superbes et, l’an prochain, les Veragua seraient à nouveau des Veragua.


Dimanche, 10 heures du matin

Quand on a découvert l’œil de Macarena, les mots qu’Enrique avait prononcés la veille et le matin — « J’ai parlé à ma sœur » — ont pris une résonance particulière et inquiétante. C’est ça qu’il appelle « parlé à ma sœur » ? Il a du sang Veragua dans les veines, ou quoi ? Il y est peut-être allé un peu fort. Certes, le sujet est sérieux : les toros et les fundas, mais cela valait-il la peine d’employer des maux si forts ? Manque pas de vocabulaire, le bougre ! Le style est concis et direct, de l’anti-Proust en somme.

Enrique a compris ce qui nous passait par la tête, Macarena aussi.
¡La culpa no la tengo yo, joder ! s’est-il défendu.
Macarena a continué de sourire ; elle a même éclaté de rire.
— Je sais pour les fundas… sur les Veragua. On va arrêter. Et ça, je me le suis fait vendredi lors d’un saneamineto… Même le docteur a cru que c’était quelqu’un qui me l’avait fait…