28 mai 2013

Fou furieux


On ne se connaît pas. Cela fait à peine une heure que l’on visite son élevage, et puis, d’un coup, sans prévenir, Rafa nous montre son cul. Comme ça, en plein champ.

— Regardez ! Là aussi j’ai pris un coup de corne.

À cinquante centimètres devant moi, je découvre, surpris, cet arrière-train et la plus grande raie des fesses qu’il m’ait été donné de voir : Rafa se targue de trente centimètres de cicatrice en plein dans le prolongement du sillon naturel.

Ce mec est fou, il faut le savoir. Un peu plus tôt, sous prétexte que le terrain est difficile pour poursuivre en tracteur, Rafa nous encourage à chercher à pied les toros qui se planquent dans les hauteurs. Ben voyons ! Allons donc chercher ces petits anges qui jouent à cache-cache dans les buissons…

Le campo est magnifique, les oliviers garnissent la colline, l’herbe est abondante et les fleurs multicolores égayent le paysage. Je respire le bon air convaincu qu’une promenade fera du bien à mes poumons encrassés par un paquet de cigarettes quotidien. Sur le plancher des vaches, un léger malaise m’envahit : ce n’est pas n’importe quel campo que nous foulons, c’est le campo bravo. Ce paysage si relaxant depuis la sécurité de la remorque devient vite angoissant, car notre visibilité s’arrête à vingt mètres. Inquiétudes…

Rafa nous précède sur le sentier imaginaire qui nous mène sur les hauteurs de la finca, là où le campo se termine et où commence la végétation plus dense de la montagne. Rafa est un guide peu rassurant, car il choisit le moment où la remorque est hors d’atteinte pour nous annoncer que ses toros aiment se reposer dans les hautes herbes, et qu’il est facile de tomber dessus sans s’en apercevoir. Ça lui est arrivé l’année dernière. Pour preuve il soulève sa chemise et nous montre une balafre dans le flanc droit. Ce type est cousu de coups de cornes. Le foie perforé et la rate explosée comme conséquences de la rencontre fortuite avec un de ses pensionnaires : les médecins se réjouissent qu’il ait pu s’en tirer. Son salut, il le doit justement à ces hautes herbes aussi traîtresses que salvatrices quand elles vous cachent du toro. Rafa nous prévient que, s’il en sort un du fourré, il faudra courir, ne pas se retourner et se jeter dans le premier talus venu. Je préfère choisir une autre stratégie : je marche dix mètres derrière, choisissant scrupuleusement l’olivier qui me permettra de me hisser pour échapper à la bête en furie.

À force de hurlements, Rafa réussit à faire sortir les toros de leur cachette. Ces derniers nous toisent un instant, visiblement dérangés dans leur tranquillité, et puis dévalent le chemin en direction de la finca. Je respire mais, tout compte fait, Rafa déclare qu’il en manque encore deux. Il nous faut poursuivre pour les débusquer. Vous ai-je déjà dit que ce type était fou ? On repart pour un tour et on gravit le sentier jusqu’à l’ermitage perdu de Santa Ana. Ça tombe bien, trois Pater, deux Ave et toutes les promesses possibles et inimaginables à la sainte Anne si l’on devait sortir vivants de la balade. La recherche est vaine. Demi-tour et retour à la remorque, sans oublier la bise à sainte Anne. Le pas est plus léger, d’autant que j’ai déjà repéré les oliviers au cas où l’on croiserait un retardataire.

La balade motorisée sera de courte durée. Dans la descente, le tracteur et sa remorque se mettent en crabe, les roues se bloquent, l’engin glisse sans contrôle et la situation prend une tournure plus qu’inquiétante. J’ai juste le temps de me caler à l’arrière du véhicule, prêt à me jeter par-dessus bord pour ne pas valdinguer et me retrouver écrasé dans les fleurs multicolores par une tonne de ferraille. La remorque se stabilise enfin ; on a eu chaud et on va en rester là pour le tracteur : pneu arrière droit crevé. Sainte Anne nous a fait un nouveau quite.

Rafa n’en démord pas. Il faut aller voir deux autres toros. Dans un enclos grand comme un canton se cache le joyau de la couronne. Un tío qui, aux dires de son propriétaire, est un « cabrón astifino como su puta madre ». Et voilà qu’il commence à nous raconter des histoires cauchemardesques de charges de tous les diables, de l’impossibilité d’enfermer la bête, de sauvetages miraculeux de vaqueros pris en chasse par le toro. Bref, une bonne mise en situation avant d’entamer la recherche à pied du toro de tous les enfers. Vous ai-je déjà dit que ce type était complètement fou ?

Tels des pygmées dans une forêt de Papouasie, nous traquons le cornu sur des sentiers étroits et inconfortables ; nous découvrons des bouses fraîches, qui témoignent d’un passage récent ; nous observons les traces de pas dans les herbes. Et finalement, rien. Bredouille mais pas vaincu, Rafa décide de contourner l’immense étendue et de finir, avec ma voiture, par un gymkhana en plein campo et par une incontournable balade à pied pour débusquer l’animal.

Je ne l’ai pas vraiment vu ce tío aux cornes comme des aiguilles. Je suis resté à deux cents mètres pour fumer une clope, le portable dans la main et le numéro des secours déjà composé. J’avais ma dose. Je le verrai sur les photos d’Albert, qui, patiemment et guidé par l’éleveur, s’approche pas à pas du toro perché sur une hauteur. Je ne sais pas s’il avait idée de lui tirer le portrait au vingt-quatre millimètres. Il suivait aveuglément les conseils de Rafa, qui l’encourageait à poursuivre sa marche et sifflait pour lui ordonner de s’arrêter, avant de l’encourager de nouveau à gagner du terrain. Moi, j’étais très bien où j’étais, loin, assez loin, je pense. Je voulais reprendre ma voiture, abandonnée au milieu de ce campo resplendissant, vérifier qu’elle était toujours en état de marche et qu’elle pourrait nous emmener jusqu’à Séville, puis à Huelva.

J’ai eu le temps de penser à Rafa, et je me suis demandé qui, de ce dernier ou de ses toros, était le plus dangereux.