08 mai 2013

Un signe du ciel


Ce fut un peu un don du ciel, au moment justement où vous veniez d’y débarquer. Un juste retour des choses, un ultime cadeau, dernier témoignage de ce que peuvent donner, savamment dosées, la caste, la bravoure et la force. 

C’était à Saint-Martin-de-Crau, le mercredi premier mai 2013, jour de la fête du travail, mais pas pour les trois toreros, qui n’étaient pas à la fête et qui, malgré leur bonne volonté et, surtout, leur bagage limité, n’ont jamais pu se hisser à la hauteur de cette immense course de cinq ans. Oui, cinq ans, because cinq ans c’est beaucoup mieux.

Une « coursasse » pour le souvenir, pour se souvenir de ce qu’est un toro brave et toucher du doigt que ça existe encore, que ça n’aura pas été qu’une illusion ou un délire d’amateur plus ou moins romantique et de plus en plus perdu, marginalisé, en voie de disparition — comme pour la diversité des encastes.

Le toro moderne de troisième tiers et non piqué, ou piqué lors d’un simulacre, n’est pas une fatalité. Encore faut-il avoir les couilles de l’affirmer. Et vous les aviez. 

Cette corrida était un peu un aboutissement. La course presque parfaite, cinq toros passionnants et importants sur six, un miracle.
 Nous ne verrons rien de mieux de la saison, c’est joué d’avance j’en ai bien peur.

Il y eut d’abord le premier, simplement correct, sans plus, sorte de mise en bouche avant que ne se déverse le courant de caste. 

Les trois toreros n’étaient pas à la fête, mais ils ne furent pas non plus en perdition, car la course fut noble dans l’ensemble, sans le danger ou l’âpreté habituelle qu’exposent généralement les grandes carcasses venues de Constantina… Souvenirs madrilènes… Pepín Liria… héroïque… Miguel Rodríguez… déshabillé un soir d’octobre… C’était il y a longtemps maintenant… Il faisait très froid ce soir-là.

Nous ne vous croiserons plus, presque anonyme dans le métro au milieu de la foule des aficionados… línea dos… direction Sevilla, juste avant Sol… 

C’est un bel hommage qu’ils vous ont rendu, Madame, vos toros, ici à Saint-Martin-de-Crau — bien plus qu’un hommage : une affirmation, les points sur les « i » et les barres sur les « t ». La démonstration éblouissante que vous avez eu raison de ne jamais céder ni écouter les sirènes nauséabondes du mundillo et de ses porte-cotons rampants.

Demain, sans doute, pour une autre course, ils sortiront très couards, comme parfois, et alors là ils vous pointeront du doigt, comme ils l’ont déjà fait. Ça n’aura aucune importance. 

Un toro fort et noble, mobile et infatigable, ça existe. Il y en eut cinq à Saint-Martin, et certains, très braves, s’employant sous le fer, de toutes leurs tripes et de toute leur âme, les chairs labourées par un fer qui semblait ne rien leur faire, ne rien pouvoir atténuer.

Je n’ai pas compté, mais les chroniques annoncent vingt piques. Moi, je me souviens juste de ces queues dressées au moment de la charge, porte-drapeaux de la caste, de ces reins qui se cambrent et se tordent, de ces contorsions pour tenter de renverser l’adversité, pour lutter, exister, ne rien lâcher, jamais.

Certains furent très braves, un autre, le sixième, ressortant vite et seul mais y revenant avec puissance et sans hésitations, avant d’aller et venir, bouger et charger, attentif, empressé, pesant et répétant, « encasté »… La caste.

On se foutait bien à ce moment-là de savoir si la pique était andalouse, française, bonijolienne ou roumaine… On se foutait bien de savoir si elle était tenue à l’envers ou à l’endroit… si elle était trop derrière ou de côté. On se moquait bien de tout ça, car d’où qu’elle vienne, la pique, elle n’y pouvait rien ; vos Aguirre étaient plus forts. On se foutait bien de connaître les noms des chevaux. On aurait juste voulu les voir valdinguer.

Le débat sur la pique est une blague de mauvais goût que les taurins nous font avaler pour mieux affaiblir le toro qu’ils veulent produire. Il n’y a rien d’autre à ajouter. Ils sont les fossoyeurs de la Fiesta ; vous en aurez été une lumière.

Je ne me souviens pas avoir vu une course aussi complète, aussi globalement passionnante depuis celle des Conde de Murça, à Céret ; c’était en 1992.



Il aura manqué, ce premier mai, un Fernando Cámara transcendé, un Califa sur un nuage, comme à Madrid en 2000, ou un type dans le genre, pour accentuer plus encore le relief de cette après-midi. Qu’importe. 

Les toros étaient là. Et, subitement, nous étions à nouveau fiers d’être aficionados et pleins d’une envie régénérée de dévorer des kilomètres pour jouir une fois encore de la grandeur de la Fiesta. 

La course a duré trois heures. J’ai été étonné en l’apprenant. J’ai encore le sentiment que cette après-midi ne fut qu’un souffle ; le souffle infatigable de ces immenses toros qui se sont grandis et nous ont fait penser à vous.

Cette course, c’est un peu un doigt d’honneur, mais classieux celui-là — c’est possible —, fait au mundillo. 

Oh ! bien sûr, ce signe du ciel ne changera rien à la face de la planète des toros, il n’éclipsera rien, et les choses continueront comme si de rien n’était. Le mundillo va persister à se noyer dans la crasse médiocrité de l’adoucissement chaque jour plus irréversible du campo.

On vient de me dire qu’aux impressionnantes carcasses noires que vous aviez réservées pour Madrid, ils ont préféré des Samuel Flores… Les cons !


>>> Retrouvez, sous la rubrique « Ruedos » du site, une galerie consacrée à cette corrida de Doña Dolores Aguirre Ybarra. Les photographies sont signées Morgan Mirocolo, merci à lui.