07 juin 2013

S’arrêter chez Rincón


À Joséphine et Benjamin,


« On peut toujours s’arrêter chez Rincón… »

Quand on n’a pas rendez-vous ; quand on ne sait plus trop où aller ; et, surtout, quand on n’a pas rendez-vous…

Alors on passe Trujillo, où beaucoup d’histoire a commencé, on descend un peu cette ruta de la plata et on sort à Santa Cruz de la Sierra. En fait, on sort quand on voit la petite montagne escarpée, rocheuse et arborée sur laquelle est nichée le village sans âge que surplombe l’église abandonnée. On sort parce que, depuis Madrid, on a désormais plus de deux heures dans les pattes, que l’autoradio finit par assourdir et que l’Andalousie est encore loin. Une pause toutes les deux heures. « On n’a qu’à s’arrêter chez Rincón… » Il y a toujours des toros à voir d’un côté ou de l’autre de la route. C’est du Domecq, certes. Et puis cette horrible tour, comme seuls les Espagnols sont foutus d’en faire, même dans les paradores classés…

La montagne est magique. On passe de l’autre côté, on laisse le village, on ne la franchit même pas. Une esquisse de contour. On n’est vraiment plus à Madrid, loin de l’autoroute. La lumière est incroyable. C’est un vrai miracle cette lumière, ça marche à chaque fois ! Et, en février, c’est le vert qui explose autour des toros, qui doivent se geler dans l’humidité. 

La montagne est magique — en regardant bien, on y verrait certainement une troupe de quelques conquistadors germanophones sur son flanc. Moi, je regarde toujours. Kinski en tête… Non ? Qu’importe, ils ont dû passer déjà. Derrière, il y a le Machu Picchu, d’où Esteban plonge dans le générique des Mystérieuses Cités d’or — on ne fantasme pas seulement l’Amérique à travers les toros, désolé. Le Nouveau Monde est là. Trujillo est derrière ; ce n’était pas si loin, finalement. Le reste est derrière nous, et la route qui attend a la vie devant elle. « On n’a qu’à s’arrêter chez Rincón, c’est à cinq minutes. » L’Amérique à cinq minutes, te rends-tu compte ? Une fois passé le pueblo, quand la montagne est hors de vue, on se prend à fantasmer durant les trois minutes qu’il nous reste. In petto. « Il » sera peut-être là. On est venu voir des toros, certes… Oh, on est torista ! Bon, ce sont des Domecq, mais c’est du campo, et puis c’est joli… Et c’est l’Amérique. 

« Tu te souviens de la tienta avec Bolívar ?… Et quand on a débarqué de la part de sa sœur morte ?… Quelle histoire ! »

Il est là, parfois non. Alors on voit les toros, de chaque côté de la route. On n’entre pas, nul besoin — c’est fermé. 

« Il est là… Je t’avais dit ! Cette Audi, derrière nous, ça sentait la tienta ! » Et Saldívar, un Mexicain, c’est l’Amérique, décidément. 

Rincón est là, à égaliser le sol de la placita, avec un père de novillero quelconque qui fait assaut de politesse pendant que le fiston s’habille. On s’est déjà mesuré aux présentations, dans un hôtel à Bayonne, pour une photo, quand il n’avait pas 30 ans, chez lui, ici ou ailleurs… Il ne nous remettrait pas, bien sûr, on ne fait que passer, on ne voudrait pas tenter d’imposer un souvenir. « Buenas tardes, Maestro. Federico… encantado… » On s’incline. La simplicité, la conviction, la force de caractère : sacré bonhomme, d’aussi peu de mots que de centimètres. On ne s’était déjà pas trompé, il y a 20 ans, en s’attachant…

Il paraît qu’on ne dérange pas, qu’on est bienvenu, ici, à se taper l’incruste l’air de rien ; on a presque honte. Honte largement compensée par le respect, certes.

« On peut toujours s’arrêter chez Rincón. On voit les toros depuis la route… » Faux derche romantique, je l’avoue. César Rincón — celui de la vuelta sur la photo de Paco, celui des retours d’Arles en voiture, celui de l’admiration de Papa —, la montagne magique et l’Amérique… Ne le dites pas, mais on y pense largement avant Trujillo !