17 septembre 2013

Montserrat


Je n’aime pas faire ça. En tout cas, pas de cette façon. Normalement, on ne me voit pas, car je n’aime pas être vu. J’ai peur des réactions. Mais là, c’est différent, je n’ai pas vu que tu me regardais. Sinon, j’aurais baissé l’appareil, détourné la tête, et je serais parti plus loin, pour me faire oublier.

Je n’étais pas venu pour ça. J’étais venu voir le toro et les vaches de La Paloma : ‘Goloso’, ‘Morisca’, ‘Oscura’, ‘Golondrina’ et ‘Fugitiva’. Je suis venu mesurer leur hargne, leur envie d’en découdre, de poursuivre les imprudents, de travailler les obstacles, de s’abîmer les pattes sur la pyramide, de se hisser à la fontaine, de se défoncer le crâne contre les barreaux. Je suis venu contempler la bravoure valencienne. Je veux profiter de cette ambiance, écouter les cris et les invectives, me faire oppresser dans le cadafal, sentir la sueur, le sang ou l’odeur âcre de brûlé des sabots frottés contre l’asphalte. Je suis venu m’imprégner de cette folie qui s’empare de Montserrat sur les coups de treize heures pendant toute une semaine du mois d’août.

Ils sont tous présents sur la place de l’église : les plus petits, accrochés aux barreaux des fenêtres, que leur maman retient par l’épaule pour ne pas qu’ils se jettent ; les jeunes, ceux qui portent débardeur fluo ou maillot de foot, ou bien ceux qui ne portent rien du tout pour exhiber leurs tatouages sur des torses épilés et gonflés en salle de gym ; les jeunes filles et les femmes qui crient aigu, le visage caché dans leurs mains, à chaque démarrage de la vache ; les vieux, ceux qui pensent avoir encore leur vingt ans, qui rentrent les derniers s’abriter derrière les barrières, et que la vache, lassée, épargne à chaque passage ; d’autres vieux, encore plus vieux, qui cherchent une place assise, à l’abri, entre le petit et sa maman. Il y a ceux, au bar, pour qui les vaches ne sont qu’un prétexte, qui rigolent à gorge déployée en se tachant la chemise de cazalla, de bière ou de rouge limé ; et, enfin, il y a ceux qui regardent tout ça (l’immense majorité) et remplissent les lieux en donnant du volume à cette foule délirante et bariolée qui s’enflamme sur les coups de treize heures dans le cagnard du mois d’août.

Tu vois, je suis venu pour ça. Et toi, tu es là. Je t’ai vue, c’est vrai, entre les ivrognes et la multitude qui se presse aux fenêtres. Je t’ai vue comme j’ai vu les enfants et les petits vieux. Je t’ai vue dans cette atmosphère étouffante, dans ce vacarme et cette folie, mais, dans la pénombre du bar et l’obscurité du viseur, je n’avais pas vu ton regard. Si je l’avais deviné, je n’aurais certainement pas fait la photo ; j’aurais baissé l’appareil et détourné la tête.