13 octobre 2013

Le mode de vie de l’escargot


À la question que personne ne se posait sur le fait que Campos y Ruedos ne décernait jamais son palmarès annuel (ni prix ni autre chose), il nous a semblé nécessaire d’apporter ce semblant de réponse.


Une année, nous avions pensé remettre les prix de fin de saison avec douze mois d’avance. On s’était lancé l’idée au téléphone ; de mon côté, je devais fumer une Marlboro light et boire un café en observant les feuilles roussies de mon chêne prendre leur temps pour vivre l’immanquable voyage final qui attend chaque feuille de chêne en ce bas monde — quoique tout dépende de la hauteur du chêne. L’automne était donc là, comme aujourd’hui, et avec lui tombaient, bien plus rapidement que les feuilles de mon chêne, les prix de fin de saison. « Connerie ! », s’était-on dit en pouffant de rire à la lecture de ces palmarès qui annonçaient, dans le pire des cas, des soirées costumées au cours desquelles il serait question de discours roudoudous et de remises d’objets confectionnés avec le bon goût d’un pied bot arthritique par un sculpteur admiré au seul bar du village pour sa capacité à ne rien foutre de ses journées. 

On s’était dit : « Tiens, nous, on ne connaît pas de sculpteur avec un pied bot, mais on pourrait décerner des prix pour l’an prochain… avant que les courses n’aient lieu ! » Putain, l’idée était géniale et, de toute façon, on avait prévu de ne remettre de prix qu’à la seule arène de Nîmes, pour soutenir sa non-présence — courageuse ! — à l’UVTF depuis quelques années ; UVTF au sujet de laquelle nous ne pensions plus rien — si tant est que nous ayons un jour émis un semblant de réflexion à son sujet. Bref, Nîmes, un doigt c’est tout !

On avait même réfléchi au nom de nos récompenses : les Cyr’ose (trop Hot d’or) ; les Cyr’concis (trop marqué dans un état laïc) ; les Cyr’taki (trop crise)…
[Cette année, on s’est juste dit que le seul prix à remettre devrait revenir au phare de Vieux-Boucau, car il le mérite : non content d’avoir changé radicalement son fusil d’épaule en ce qui concerne les toros, il continue nonobstant d’étaler sur son média les plus viles manières. À l’heure où Toros annonce sa mort (un millier d’abonnés à récupérer), il nous sert la complainte du danger « anti », qui ferait pression auprès des libraires pour interdire la vente de ses opus et en profite pour nous expliquer que s’abonner à son machin en couleur et en mosaïque serait donc un acte aficionado. Prix de la récup’ : le phare de Vieux-Boucau !]

Après dix bonnes minutes à observer un escargot traverser l’angle de ma terrasse, j’en arrivai à la conclusion que pouvoir trimballer sa bicoque à l’envi devait parfois donner des ailes pour foutre le camp, pour un oui, pour un non, ou tout simplement parce que le chien du voisin commençait à nous les briser menu en déféquant quotidiennement dans ce jardin qui se colorait depuis quelques jours des feuilles roussies de mon chêne. Mais j’étais là, sur ma terrasse, et je fumais des Marlboro light au-dessus d’un escargot que je jalousais.

La temporada était achevée et, dans son agonie, elle emportait cette furie d’informations toutes plus inutiles les unes que les autres que délivrent les médias taurins d’avril à septembre. Après, ils font les comptes et tous remettent des prix, des récompenses, des accessits : les sites, les blogs, les forums, les peñas, les clubs taurins, les commissions taurines, tous. J’ai pensé que c’était un moyen pour eux de se donner des repères, de figer le temps en quelque sorte, de tirer un petit trait sur une ligne sans fin et de dire : « C’était là, on y était, on a vu… Quand on sera mort, il restera ce trait sur une ligne qui ne s’arrête pas. » Dérisoire et pathétique.

Ces prix, ces discours roudoudous, ces costumes trois pièces, ces bilans de fin d’année et ces listes noires de ganaderías, que reprennent certains blogs de la manière la plus béate et stupide qu’il soit, devraient être imprimés en fin de saison sur des rouleaux de papier rose qui manquent cruellement dans les chiottes publiques pendant les férias. L’évolution de la corrida inquiète et, logiquement, l’évolution de ceux qui en parlent, de ceux qui écrivent à son sujet, de ceux qui voudraient « débattre » (oh, le grand mot !) suit le même cours fangeux. Les blogs se multiplient, plus mauvais les uns que les autres, défendant pour certains la vertu souillée (soi-disant) de purs aficionados plus cons que les verrues sur leurs pieds : « Je paye, moi, Môssieur » qu’ils avancent sans cesse et comme unique argument. Les sites naissent et beaucoup meurent — et c’est tant mieux —, même si les pires subsistent trop longtemps sans rien écrire vraiment, tristes copistes, enfants Wikipédia(trie).

Et tous ces gens remettent des prix, décernent, classent, hiérarchisent, ordonnent le vide. Certains font même des œuvres caritatives pour des enfants, d’autres pour des vieux ; vas-y que je socialise mon chou avec la cape de Manzanita ou la coleta de Ponce un jour où il avait beaucoup transpiré.

Ici, bêtes et méchants, pas de prix, pas de bilan, pas de social. Les toros meurent, mal souvent, et la caravane passe.

L’escargot est arrivé. J’ai fini mon café. Il a pris son temps — c’est un escargot. Il ne regarde jamais derrière lui, l’escargot ; il trimballe sa cahute sur son dos baveux et il avance. Il trace sa route. Il goûte le temps. J’aime bien les escargots.